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 Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)

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MessageSujet: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:20

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Barber14

La commande du 2ème opéra

Les premières discussions concernant la commande d’un deuxième opéra à Barber pour l’ouverture du Metropolitan dans de nouveaux locaux attendus depuis plus de 25 ans, prennent place en 1959. Le premier sujet envisagé est Moby Dick, dont on trouve des bribes de dialogues dans un carnet de notes de Barber. Le sujet a déjà été traité en 1938, sous forme de cantate par Bernard Hermmann, et Sam finit par rejeter le projet, arguant qu’il doute « de l’avenir d’un opéra où il y a autant d’eau, autant de baleines, mais pas une seule soprano ». Or, la seule chose certaine est que si Barber se décide à écrire un opéra, il le fera pour Léontyne Price.
« Le Met me dit que je peux engager tous les librettistes que je veux, Auden, Thomas, mais je ne trouve personne qui me convienne » se plaint-il à ses amis. Il commence à songer à l’écrire lui-même.

Il semble que ce soit Schippers le premier qui ait suggéré Antony and Cleopatra comme sujet d’opéra. Ce faisant, il ne pouvait ignorer que c’était la pièce de Shakespeare que préférait Barber.
Etrange : Menotti et Schippers ont fondé huit ans plus tôt le festival de Spoleto, ce qui les occupe une bonne partie de l’année hors de la maison ; il est un fait avéré que Schippers remplaça Barber dans la vie de Menotti après leur séparation, de 1973 à 1977 : et plus tard Menotti déclarera : « Le seul moment d’amertume qui existât entre Sam et moi, ce fut à cause d’Antoine et Cleopâtre… J’ai été très blessé à l’époque, car je mourrais d’envie d’écrire un autre livret d’opéra pour lui. »
D’autant plus étrange que dans ces années-là, malgré l’ouverture D’Amelia Al Ballo, c’est surtout Barber que Schippers enregistre (ses versions de Médée, du 2ème essay, de The School for scandall sont toujours inégalées) et c’est lui le chef pressenti pour la création de l’opéra, comme pour l’enregistrement de Knoxville avec Price.

Curieux choix tout court, à vrai dire : la plupart des critiques littéraires trouvent cette pièce, longue, compliquée, et lui reprochent surtout une distance (pourtant déjà très brechtienne, très epische theater) avec les personnages, qui fait qu’on ne s’attache à eux qu’au moment de leur mort. Et aussi, c’est un fait, on meurt beaucoup dans Antoine et Cleopâtre, et pas toujours de façon très compréhensible, il y a au moins cinq intrigues concurrentes, occupant la scène pendant près de deux heures quarante. Les 35 personnages de la distribution se déplacent de l’Egypte à Rome, en Syrie, à Athènes.
En revanche on vante son côté spectaculaire, les champs de bataille, Actium, la galère de Pompée : on s’accorde aussi à dire qu’elle contient quelques uns des vers les plus fameux et les mieux tournés de Shakespeare, dans une langue presque aussi incompréhensible pour des américains que le sont les scènes en patois du Médecin malgré Lui pour la majorité d’entre nous, français.

Au printemps 1964, alors qu’il a déjà commencé à découper le texte de Shakespeare pour faire son propre livret, Barber apprend par la presse que Rudolph Bing a engagé quelqu’un d’autre pour le faire, un jeune metteur en scène de ses amis, Franco Zeffirelli. Enchanté par pareille opportunité de se mettre en avant, celui-ci s’est même rendu à New-York pour assister aux travaux de construction du nouvel opéra, afin de se rendre compte de visu des spectaculaires possibilités offertes par la future scène : voyage éclair, puisqu’il est reparti sans même avoir pris le temps de signer un contrat, ni de prendre contact avec le compositeur.
En juillet, Barber n’a toujours pas le moindre embryon de livret. Il devine que le calvaire de l’attente d’un texte risque de se reproduire. Il prend l’avion pour l’Italie et loue une maison en Toscane, proche de la villa de Zeffirelli. Pendant deux semaines, il l’oblige à lui rendre visite tous les jours, afin qu’ils travaillent ensemble à l’établissement du texte. Ensemble ils réduisent les 5 actes et 42 scènes de la pièce à 3 actes et 17 scènes, se débarassent de 14 rôles, introduisent un chœur chargé de commenter l’action, que Zeffirelli place au centre de la scène, confirmant son idée de faire de l’opéra une grosse machine avec scènes de foules, une sorte de Boris Godounov, en plus riche.

Dès le début, le malentendu est total : comme certaines notes manuscrites d’un exemplaire de travail du livret le montrent, Barber pense que le sujet de la pièce est l’opposition irréconciliable entre un monde d’ordre et la réalisation personnelle à travers le sentiment amoureux. « Cleopâtre y est une image absolue de la vie considérée comme principe destructeur : un mélange complexe des contraires, tout pour l’amour, tout pour le monde extérieur ; la grandeur d’Antoine réside dans le fait même qu’il a été l’amant de Cléopâtre », et l’opéra sera le miroir de cette décomposition, comment une passion finissante met en péril l’équilibre politique d’un empire en expansion, selon les mots de Paul Wittke « une étude psychologique intime de l’amour automnal ». Pour Zeffirelli (obsession majeure du bonhomme qui hélas ne le quittera pas même aux abords de la sénilité) il s’agit au contraire de mettre toute l’Egypte sur scène, refaire l’Aïda du Caire, avec sphinx et pyramide géants, trompettes, bataille navale, troupes en armes, parc zoologique et feu d’artifice. « La production est à mille lieues de ce que j’imaginais, dira Barber : des chèvres et deux cents éléphants ! »

En plus de la langue, d’autres difficultés de compréhension risquent de dérouter le public ne connaisant l’histoire antique que par les grands péplums hollywoodiens (et le Cléopâtre de Manckiewicz sorti en 1963, donc encore dans les mémoires, ne risque pas de simplifier les choses puisqu’il ré-arrange à sa sauce les faits historiques) : le César dont il est question dans l’histoire n’est pas César Jules mais Octave, son beau-fils. Il n’est lui-même qu’un tiers de l’empire, puisque le pouvoir à Rome est aux mains d’un triumvirat composé de César-Octave, Lépide et Marc-Antoine (d’où le conflit, sans même y mêler Pompée que la version opéra, comme le film a tout bonnement supprimé).
Même le public un peu plus averti et habitué aux conventions de l’opéra italien risque de s’y perdre : comme dans Shakespeare, cette histoire d’amour ne comporte dans sa première version ni duo ni scène d’amour (ou bien plusieurs éclatées en divers endroits de l’action). Comble de complexité : l’amant n’est pas le ténor (le ténor, c’est César « l’écolier turbulant »). Il n’y a quasiment pas de deuxième figure féminine (Octavia est un rôle muet dans la version finale). Et il y a deux barytons-basses nobles! dont les rôles sont tellement chargés qu’on ne sait plus très bien qui des deux est le personnage principal. Car tous les agents de l’action, tous les moteurs dramatiques, sont des utilités et des seconds couteaux (Charmian, Eros, Dolabella, Agrippa, soldats et paysans).
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:28

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Alma_c10
Antoine et Cleopatre, Alma-Tadema
Ce tableau s'inspire également du récit d'Enobarbus, II-2, dans la pièce de Shakespeare
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:30

Résumé pour ceux qui préfèrent ignorer le synopsis

C’est très simple en fait c’est une pyramide

3 soldats aiment Enobarbus
3 esclaves aiment Cleopâtre
Eros aime Antony et préfère se suicider plutôt que le tuer
Enobarnus aime aussi Antony mais le trahit pour César et meurt de chagrin
Antony amant de Cleopâtre est le mari d’Octavia, sœur de César
César, [c’est-à dire Octave, le fils adoptif de l’autre amant de Cléopâtre], aime sa sœur et Antony, (il souffre d’une sorte de complexe d’Oreste incestueux)

Cleopâtre s’aime toute seule car les hommes sont des petits garçons qui jouent entre-eux à la guerre. Elle est l’Egypte, le Serpent du Nil.

Si Antony et Cleopatre se séparent le monde antique retrouve son ordre,

Mais il préfèrent se suicider dans leur coin pour laisser César-Octave seul au monde, avec le fardeau d’une victoire à la Pyrrhus.

Après Une main de bridge, Antony et Cléopatra est une main de poker menteur, personne n’est aimé de celui qui l’aime, tout le monde bluffe et se trompe, tout le monde se couche, tout le monde est mort.
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:37

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Barber15

Le premier jet

Au début de l’automne 1964 Barber s’enferme pour jeter les bases de la composition : il décourage les invités et les amis, limite ses sorties à quelques visites à sa mère malade, ne répond plus au courrier, ne prend de coups de fils que le matin. C’est l’année aussi où Barber demande à son éditeur le retrait de la 2ème symphonie : peut-être s’est-il rendu compte qu’il s’est déjà pillé (involontairement ?) en empruntant un des thèmes du 3ème mouvement pour fabriquer le final du concerto pour piano. Le deuxième mouvement survit indépendamment dans sa version révisée. Le premier, débarrassé de son second thème « pastoral » à la Copland devient le matériel principal de la musique de bataille et fournit la thématique qui caractérisera Rome dans l’opéra. Le catalogue de l’œuvre de Barber mentionne une œuvre non publiée, composée à la même époque que la Commando march, et qui semble lui faire pendant : il s’agit d’une Marche Funèbre sur un thème de chanson de l’armée de l’air. On aimerait pouvoir consulter la partition ; je me demande si l’on n’y trouverait pas l’amorce du thème célèbre du 3ème acte.Barber démantèle et reconstruit ce qui deviendra bientôt l’essentiel de son travail jusqu’à sa mort.

Le livret présente le déroulement de l’action dans une alternance de lieux que la musique va refléter dans l’opposition de deux thèmes :
L’action se déroule dans une alternance des scènes romaines et égyptiennes : il y a un univers masculin (l’ordre, les autres) de discussions politiques, de querelles viriles, de guerre ouverte, caractérisé par un thème syncopé, anguleux, des développements contrapuntiques secs, polyrytmiques et polytonaux, et un univers féminin (la passion amoureuse, l’unité de être,) représenté par un thème lyrique, romantique, des mélodies sinueuses, voire orientalisantes, opulentes et lumineuses. Ces deux thèmes se combinent parfois et se déclinent en motifs secondaires. Cette structure se trouve selon Barber dans le texte de Shakespeare qui a créé « un contrepoint entre la langue et les rythmes des scènes romaines, et celle, plus imagée et plus fluide des scènes Egyptiennes ».

A cela se superpose un élément discursif, le rôle de Cleopâtre, tout entier un grand récitatif, cavatine et aria, dispersé sur les trois actes, qui s’organisent à leur tour comme une structure d’ouverture ou de symphonie : acte d’exposition (forme sonate) acte de la bataille (amorce de scherzo, triple adagio) finale (marche funèbre en forme de rondo). Les scènes, contruites sur des formes fixes, sont reliées par des interludes orchestraux permettant les changements de décors.

Toute l’année 1965 est consacrée à travailler avec les interprêtes, à retailler sur mesure le patron esquissé : après son récital triomphal de Carnegie Hall, Léontyne Price, seule maintenant, comme Barber, le reçoit fréquemment dans sa grande maison de Greenwich village : « Des pans entiers de l’opéra ont été écrits chez moi, j’invitais [Mr Barber] à dîner, oh ça, de très nombreuses fois ! Nous avons exploré la partition très tôt dans son premier état, c’est pourquoi la musique m’allait comme un gant. En ce qui concerne mon rôle, mon personnage au moins, oui une grande partie a été composée chez moi, parce que nous étions des amis intimes, et aussi que j’avais créé beaucoup de ses merveilleuses mélodies : c’est à partir de là qu’il a montré un intérêt, indéfectible, pour mon appareil vocal, parce que ma voix colle parfaitement à sa littérature, comme elle épouse celle de Giuseppe Verdi ; c’est la même situation… » Le rôle requiert en conséquence, une tessiture particulièrement étendue et des possibilités d’expression très variées : au premier acte, le style de Léontyne, ce qu’elle appelle « sa voix de Carmen, la qualité veloutée de la voix basse » inspire tout l’aspect parlando, grave, dans la gorge profonde, tandis que l’actrice joue du tambourin et du fouet.
Elle qui n’a pris en cinq ans que quinze jours de vacances forcées lorsque, épuisée la voix ne suit plus, et qu’elle se retrouve aphone au milieu de la 2ème représentation de La Fanciulla, travaille pendant plus de 8 mois sur la partition, avec son professeur attitré : elle lit avidement toutes les études qu’elle trouve sur son personnage, et notamment Plutarque qu’on donne comme la source principale de la pièce.
Barber choisit pour le rôle d’Antoine, Justino Diaz (qui avait chanté avec sa star le Don Giovanni d’Atlanta) ; il a 26 ans à l’époque, et encore une belle voix. A son intention Barber transpose ce qu’il avait commencé à écrire pour une voix de baryton plus aiguë. Peut-être le plus important est-il qu’il ne fasse pas trop d’ombre, qu’importe s’il n’y comprend pas grand-chose. Il pense qu’il chante un rôle « d’atmosphère », une chose romantique, il est surtout préoccupé de suivre à la lettre les indications du metteur en scène, avec qui il continuera à travailler longtemps après s’être recyclé dans la comédie musicale.(L’Othello des années 80, succédant à un mauvais Southwest)
Rosalind Elias, elle, continue à entretenir des rapports affectueux avec le compositeur qui l’a révélée : « pendant qu’il écrivait la partition, il m’appela et me demanda si j’acceptais de faire le rôle de Charmian (la suivante de Cleopâtre). Il m’a dit : « vous êtes mon porte-bonheur, Rosalind ». J’ai répondu que je ferai n’importe quoi pour lui. Il aurait voulu me faire dire juste « Madame est servie », je l’aurais fait, que le rôle fût important ou non, ça m’était égal. Et j’ai adoré cet opéra ; il contient de merveilleux moments… J’étais sous le charme. Je m’asseyais à ses côtés pour travailler la musique et il était si attentionné, demandant sans cesse si ce qu’il écrivait convenait à ma voix. Je souhaite à n’importe quel chanteur de connaître pareille expérience ».

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Elias310
Rosalind Elias en Charmian
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:45

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Anton-10
Leontyne Price et Justino Diaz en costume de scène

La production originale

Les choses commencent à se gâcher avec les premières répétitions. Au grand désespoir de Barber qui ne cesse de se plaindre des déséquilibres que ces interventions produisent dans la partition, Zeffirelli demande plus de musique de bataille, plus de scènes de liaisons pour « habiller » les changements de décors à vue et les lenteurs de la machinerie. Il faut aussi écrire un ballet pour la troupe d’Alvin Hailey. De nombreux compositeurs (Wagner le premier pour le Tanhauser de Paris) ont connu ces déboires, Gounod pour Faust, Saint-Saens pour Samson, Delibes… Comment en vient-on à proposer une danse avec canes, dans le style du final de Swanee (cf stick-dance in Une étoile est née), avec le bruit de claquettes que suppose le genre ? cela reste un mystère. On aura voulu souligner le côté distribution entièrement américaine, ce qui fait que la scène du banquet devient avec sa chanson bachique une fête de patronnage digne des plus mauvais westerns de Marlene Dietrich.

La mise en scène est « encadrée et emcombrées de toiles peintes de gaze qui ressemblent à des volets vénitiens de formes variées, autour desquels, ou à travers lesquels apparaissent des armées entières, une lune massive, un sphinx géant, une pyramide gigantesque, un trône démesuré, tout le bric à brac le plus sidérant que Mr Cecil B. Zeffirelli a pu tirer de son imagination, sans oublier trois chevaux, trois chèvres, un vrai chameau, et trois aspics en platique (Time) ». Pour faire pivoter le sphinx, faire avancer la barge suspendue à 30 mètres au dessus de la scène, ouvrir la pyramide, un réseau complexe d’échafaudages et de tubes métalliques occupe les cintres, empêchant l’installation de tout dispositif permettant de renvoyer le son vers le public, ce qui fait que les voix se perdent dans toutes les directions : les bruits de plateau, les déplacements de foule couvrent les interventions des solistes dans la fosse. Les syndicats de musiciens menacent de se mettre en grêve et, tant que leurs revendications ne sont pas prises en compte, n’acceptent de se produire que pour la soirée d’ouverture, ce qui laisse dubitatif quand à leur enthousiasme à répéter correctement une partition entièrement nouvelle.

Il faut rependre le rideau de scène, à l’envers, car ses ors brillent trop : « on fixa, vissa, boulonna ; on poussa, on tira, on retourna. Les décors surgissaient du fond de scène, lentement, avec la majesté d’un char Sherman traversant un champs de blé. On vit le grand Sphinx sous toutes les coutures –de face, de profil, de dos. Dans le fond, la galère de Cléopâtre flottait sur un Nil argent, les avirons battant à l’unisson… la lune aparaissait, le soleil se levait. Tout était tellement technologique, si naïf, si innocent, si délicieusement enfantin, si inconsciemment exhibitionniste. Et, disons-le, par moments, si vulgaire : l’artifice se faisant passer avec candeur et panache, pour un sommet de l’art ». De plus, tout cela se fait dans la précipitation. Bing a fixé la durée des répétitions finales (car il faut préparer aussi le reste de la saison) à moins d’un mois, là où Zeffirelli prévoyait vingt jours uniquement pour mettre en place la scène de la bataille d’Actium (qui dure à peine cinq minutes et se déroule dans le lointain avec des maquettes et des jouets). En chargeant exagérément la scène rotative, Zeffirelli réussit à faire céder le mécanisme, une semaine avant la première : il faudra la faire tourner pendant le spectacle par des groupes de machinistes en costume. Heureusement, des costumes, il y en a à profusion. Ceux destinées aux femmes sont si lourds et impraticables qu’elles ont le plus grand mal à se déplacer – il faut voir les photos de Price et Elias pour se rendre compte de l’encombrement des pièces montées qu’elles portent sur la tête : « Le costume étincelant de Léontyne Price était si lourd qu’elle ressemblait elle-même à une sorte de bébé-pyramide : ce fut un miracle qu’elle parvînt à chanter (Time) ».
Barber, sentant qu’il est lâché par les officiels du Met (Bing l’avouera plus tard dans ses mémoires : « Zeffirelli avait quelques doutes quant à la musique –nous en avions tous ! » d’où sans doute l’habillage délirant) s’en ouvre à ses amis et même à la presse : « une mise en scène parfaite pour les vitrines de Noël des grands magasins », « les Sénateurs ont l’air d’une équipe de football, une qui a perdu le match », « la coiffe de Léontyne est plus haute que la grande Pyramide : la pauvre risque en permanence une fracture du crâne aux conséquences fatales ! »
Au soir de la couturière, des témoins l’entendent dire: « Je n’écrirai plus jamais de musique : c’est fini pour moi ! »

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) 91f5_110
Le ticket d'entrée pour la première d'Antoine et Cleopâtre. Selon une tradition héritée des années 30, l'invitation était imprimée sur un rouleau de soie. Celle-ci, célébrant l'ouverture du Met au Lincoln center, portait une broderie représentant les chandeliers du hall d'entrée, offert par l'Ambassade d'Autriche


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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:54

Scénario

Il est entendu que je ne détaille ici que le scénario de la version finale ; il n’y a que fort peu de chances en effet qu’on entende de nouveau la version originale :


Acte I

Prologue (ex-scène1)
Fanfare (dont le thème sert de base au développement choral).
Un chœur de romains, grecs, juifs et soldats, décrit l’amollissement de leur héros, Antoine, en Egypte et le somme d’abandonner « les libations lascives » et Cleopâtre.



Scène 1 : Egypte, le palais de Cleopâtre
Antoine alangui annonce à son compagnon d’armes Enobarbus qu’il doit retourner à Rome. Enobarbus prédit que Cleopâtre préfèrera mourir que le quitter, mais la reine arrive et les amants se disent au-revoir (premier duo amoureux : « You and I must part »).
Les leitmotiv principaux sont exposés, la marche funèbre, le thème du Nil (de la rencontre ou de la séparation) combinés au thème choral du prologue.
Interlude sur le motif du thème « Eternity was in our lips and eyes ».

Scène2 : Rome, le sénat
Antoine est de retour à Rome. Une querelle l’oppose à César, lequel, sur la proposition d’Agrippa, accepte de se réconcilier avec Antoine s’il épouse Octavia, sa sœur.
Fanfare, thèmatique issue de la minute d’exposition du 1er mouvement de la 2ème symphonie; chœur des sénateurs ; fugue avec bois (dispute), aria d’Agrippa (lento, sur le même thème fugué) discussions évoqués par les cordes dans un bruissement d’envols d’insectes.
Interlude : cuivres en sourdines, cordes batterie- reprise du thème du nom de Cleopâtre.

Scène 3 : Egypte, aria et scène
« Give me some music » danse des suivantes. Les dames se préparent à aller à la rivière, Cleopâtre se rappelle les moments heureux (évoque un épisode pêche : « Ah je t’ai attrappé » thème « My man of men ») ; « Donnez-moi de la mandragore que je dorme tout ce temps pendant lequel Antoine n’est pas là. Que fait-il, est-il sur son cheval ? Heureux cheval qui porte le poids du corps d’Antoine. Murmure-t-il où est mon Serpent du vieux Nil ? il me nommait ainsi. » Thème d’amour lié à celui du poison « O I feed myself with most delicious poisons ». Cette scène où tout se passe dans l’imaginaire, le récit du passé et l’anticipation de retrouvailles incertaines rappelle fortement par son sujet et sa structure celle de Mme Butterfly : « Un bel di vedremo… »(Chiamera Butterfly dalla montana).
Reprise de la danse des suivantes interrompue par l’arrivée du messager porteur de la nouvelle du mariage d’Antoine. Cleopâtre fouette le messager.
On se moque d’Octavia, elle rampe, elle était veuve, une vieillarde d’au moins trente ans. Cleopâtre paye le messager, et se retire. Ici on pense successivement à la scène du fouet dans Lady Macbeth de Minsk, la fureur de Cleopâtre rappelle les éructations stravinskiennes d’Oracula, oracula (Œdipe-Roi).
Interlude, duos de bois morendo, thème du Nil. Enchaînement sur la musique de réjouissance du banquet.

Scene 4 : Rome.Banquet de mariage d’Antoine et Octavia
Danse : aria de César à sa sœur, aria d’Antoine « Avril est dans ses yeux » scène d’amour noble et convenu. Octavia (rôle muet) se retire. Enobarbus, persuadé que ce mariage n’est que façade décrit à un camarade la rencontre d’Antoine et Cleopâtre sur la barge royale, sur le fleuve Cydnus. Resté seul au milieu des soldats assoupis, Antoine ivre voit la barge de Cleopâtre avancer vers lui, jaillissant des brumes au fond de la scène, il entend l’air enflammé que Cleopâtre chantait devant ses suivantes : tiré de sa stupeur Antony s’écrie : « Que Rome sombre dans le Tibre, et que les larges arches de l’empire fort s’effondrent. Vers l’Egypte, à l’Est mon plaisir repose ! »

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Leonty10
Leontyne Price dans un autre costume de Cleopâtre


Dernière édition par le Mer 9 Mai - 16:25, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:55

Acte II

Scene 1 : Rome, le sénat
Fanfare : César et les sénateurs condamnent l’attitude d’Antoine qui s’affiche avec Cleopatre et lui offre des Royaumes en Afrique. Le Chœur demi-parlé, recense les ennemis d’Antoine. César réclame la guerre, les sénateurs approuvent aux cris de « Justice, justice ».
Interlude, déformation du thème fanfare combiné avec celui de la dispute

Scene 2 Egypte
Scène de comédie, le membres du quatuor (Charmian, Iras, Alexas, Le devin)se font des agaceries sur un accompagnement de ronde ; rires.
Entrent Antoine et Cleôpatre : ils expriment leur joie d’être réunis (le duetto reprend et continue celui de la séparation de l’acte I scène 1).
Enobarbus entre et annonce que la guerre a éclaté. Cleopâtre annonce qu’elle engage ses troupes, elle ne restera pas à part. Canon sur un motif martial. Ce thème, celui de la bataille sert d’interlude.

Scène 3 : Le campement d’Antoine
Scène des trois soldats qui entendent des voix sous la terre, (diversion typiquement Shakespearienne, qu’on retrouve aussi dans la Machine Infernale). On pense à Wozzeck, aux soldats perdus à la chasse. La voix d’outre-tombe (guitare électrique et ondes martenot, orgue hammond ou scie musicale ad libitum) c’est Hercule, protecteur d’Antoine, qui le quitte.
Interlude : solos (alto, flûte) sur le thème du duetto amoureux.

Scène 4 : La tente d’Antoine
Duo d’amour hollywoodien « O take those lips away » (à rapprocher de l’acte 2 de de Samson ou de Butterfly). Cette scène est l’ajout principal de la deuxième version, le texte est emprunté à The Bloody Brother de Beaumont et Fletcher (1616), la pièce de Shakespeare ne comprenant pas de scène d’amour.
Antony demande à son écuyer Eros, de lui apporter ses armes.

Scène 5 : Le champs de bataille à Actium, sur la rive
Chœur des soldats qui embarquent (reprise du thème martial de la scène 2). Bataille (thème de la fanfare ; xylphone et tuba) Toute cette introduction n’existe pas dans la version d’origine.
Enobarbus accourt et raconte qu’au milieu de la bataille Cléopâtre et sa flotte ont fait demi-tour. Roulements de percussions, fin de la bataille .
Antoine et quelques soldats blessés apparaissent. Air d’Antoine : « Fuyez, faites votre paix avec César » dit-il à ses soldats. Sanglots d’Eros, « Nay weep not gentle Eros ». (Un des grands moments qui ferait une excellente pièce de récital)
Interlude

Scène6 : Le palais de Cleopatre
Cleopâtre annonce sa reddition à l’ambassadeur de César.
Survient Antony qui chasse l’ambassadeur, prédit à Cleopatre que César la fera traîner enchaînée à son Triomphe. Il l’accuse de l’avoir vendu au « petit gamin de Rome ».
Restée seule Cleopatre sur le conseil de Charmian décide de se retirer dans son tombeau et de faire annoncer sa mort à Antony (thème de la marche funèbre)

Scène 7 Un champ de bataille, la nuit
Enobarbus, malgré le réconfort de ses soldats, pense qu’il a trahi Antoine, ou plutot que seule la mort peut l’empêcher de le faire : il meurt de chagrin en prononçant son nom. Aria « O sovereign mistress of true melancholy ... I am alone the villain of the earth » (autre sommet de l’acte).
Postlude.

Scène 8 La tente d’Antony. Nuit. (Invention pour flute et timbale)
Apprenant par Eros la prétendue mort de Cleopâtre, Antoine demande à Eros de le frapper à mort. Plutôt qu’obéir Eros se jette sur son glaive. Devant le refus des soldats de l’achever Antoine fait de même mais il se rate : Alexas lui annonce alors que Cleopâtre est vivante. Ses soldats l’emportent vers elle. Conclusion en diminuendo de la ligne mélodique des bois et de la timbale en sourdine.

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Page du manuscrit holographe, début de l'acte 3


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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 12:56

Acte III

Scene1 Le tombeau de Cleopâtre
Nappes de cordes polytonales. Bref quatuor. Entrée du convoi d’Antoine. Aria de Cleopâtre : le thème du serpent du Nil sert d’accompagnement orchestral. Antoine répond par un air sur le thème de bataille. Il meurt.
Déploration en canon « Noblest of men »
Arrivé sur ces entrefaits, César tente de jouer les grands seigneurs auprès de Cleopâtre.
Resté seul, il pleure sur la dépouille d’Antoine. Aria de César « The breaking of so great a thing ».

Prélude : Marche funèbre
Scène 2 : Même décors
Révolte de Cleopâtre contre le vainqueur qui prend la forme d’un étonnant rag-time (enfin d’un récitatif -jazz).
Un paysan apporte les aspics.
Aria « Give me my robe » sur le thème du prélude. Toute la coda est la reprise variée de l’aria de l’acte 1 « Oh I feed myself with most delicious poisons... Why should I stay in this vile word ». Suicide de Cleopâtre. Reprise de la marche funèbre et de la fanfare initiale.
Pause.Gong. Choeur final, déploration sur la mort de Cleopâtre.
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 13:03

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Schi4a10
Thomas Schippers

Le 16 septembre 1966

Le soir du 16 septembre, une foule de 3000 curieux s’est massée à l’entrée du Lincoln center, pour regarder passer les 3800 privilégiés, invités ou payants (250 dollars, la liste d’attente compte plus de 10 000 insatisfaits ) qui ont trouvé des places pour l’ouverture du nouveau Metropolitan. Devant les immenses chandeliers de cristal du hall, offerts par l’ambassade d’Autriche défilents les extravagantes, chargées de chaînes dorées et de bijoux clinquants : « le poids total d’émeraudes et de diamants aurait fait couler la galère de Cleopâtre, on aurait pu retapisser tout les murs du Met avec le lamé or que portaient les dames ». Ce succès annoncé à grand renfort de publicité est la cause même de la catastrophe, on est venu assister à une clinquante réunion mondaine, pas entendre un opéra, encore moins une œuvre nouvelle dans une langue à peine intelligible : « entre les interminables entractes on entendit un peu de musique ».
Autre première, la radio retransmet pour la première fois sur tout le territoire américain la première en direct. Ce document exceptionnel est le seul qui permette aujourd’hui d’entendre la version originale d’Antoine et Cleopâtre : comme les auditeurs de 1966, on doit tendre l’oreille, car l’accoustique des lieux est loin d’être parfaite.

Sur WQXR-FM, Milton Cross présente la soirée, sous l’égide de Texaco (Texaco est, aujourd’hui encore le sponsor des retransmissions radiodiffusées du Metropolitan, l’essence préférée des amateurs d’opéra de toute la planète : « It pays to trust your car, to the man who wears the star, your Texaco dealer »). Il passe la parole à Rudolph Bing, manager du Met qui intervient en direct du Foyer, au milieu des stars de la distribution : l’excitation est perceptible sous le ton léger des plaisanteries de circonstance. Bing présente un à un les participants, représentant les milliers d’invisibles qui ont travaillé « plus ou moins calmement » (rires) pour le succès de la première :
Le chef, Mr Thomas Schippers from Michigan, avoue qu’il est, contrairement aux propos de Bing, extrèmement nerveux et tendu, il a cette phrase ambiguë : « Bien qu’il s’agisse d’une nuit d’ouverture… nous sommes en présence d’un chef-d’œuvre »
Miss Price, from Laurel, Mississipi, dit, avec emportement, de sa voix juvénile : « Je suis tout sauf calme, je remercie Dieu pour ce privilège, cet honneur, je me sens transportée, au point de sortir quasiment de ma propre peau (elle souligne, on sourit) » Elle exprime sa joie et sa fierté que pour la première fois on puisse entendre le programme radio en direct à Laurel. Bing lui demande de confirmer qu’elle est satisfaite de ses costumes « hors de prix ».
Justinio Diaz, de Porto Rico avoue : « Si vous m’aviez dit, il y a trois ans [en entrant sur concours au Met] que je chanterais ce soir, j’aurais ri… »
« Moi aussi » répond Bing déclenchant l’hilarité générale.
Rosalind Elias se répand en propos dithyrambiques sur la partition et souligne que, comme dans Vanessa, elle chante la première et la dernière réplique de l’opéra, gage de chance, espère-t-elle.
Ezio Flagello s’embrouille un peu dans son appréciation du rôle (il sera pourtant l’un des meilleurs ce soir-là), et explique qu’il interprête Enobarbus comme une sorte de Iago bienveillant. Il lâche même « Vous auriez dû mettre des notes en bas des pages du programme pour expliquer le texte ». Au milieu du brouhaha tout le monde remercie les comédiens shakespeariens qui ont aidé les chanteurs à pénétrer les arcanes du théâtre élizabetain. Miss Price dit qu’elle a préparé le rôle pendant toute une année, qu’elle s’est renseignée pour mieux évaluer son personnage dans les textes des historiens, qu’entre autres choses elle ressentait le besoin de savoir si Cleopâtre avait des enfants, et combien : « Le savez-vous Mr Bing ? Un de César et deux de Marc-Antoine ! »
« Voilà le génie du spectacle » annonce Bing au moment où Zeffirelli entre dans le Foyer : « un grand ami, le roi des râleurs (« a pain in the neck » dit-il poliement en V.O.), il ne sait jamais ce qu’il veut et finit toujours par l’obtenir ».
« Charmant menteur que vous êtes, répond Zeffirelli, rien de tout ça n’est vrai, je ne suis pas un génie ; je sais toujours exactement ce que je veux, et je ne l’obtiens jamais ».

A cette présentation succède l’hymne dirigé par Schippers : le roulement quasi-continu des tambours couvrent les cuivres, qui masquent les voix, les cordes rendent un son très aigu, tout l’orchestre sonne comme une grosse guitare… A l’hymne succède les discours officiels, on salue les personnalités présentes, le femme du président, Mrs Lyndon B. Johnson, ses invités, le président des Philippines, Mr Marcos et madame, le gouverneur, Mr Nelson Rockfeller et madame, les présidents de Ford, Texaco, les ambassadeurs d’Autriche, de France, d’Italie, du Japon auprès des Nations Unies, les directeurs d’opéras américains, comme européens, Rolf Libermann, Herbert Graff… Pendant plus de dix minutes les photographes des journaux occupent la scène pour prendre des photos du public…
Le noir se fait enfin, l’orchestre amorce un faux départ pour faire taire les applaudissements. La fanfare initiale résonne.

En plus des incidents pré-cités dans les changements à vue, la poursuite ne marche pas, l’entrée de la star, Léontyne Price, se fait dans le noir complet. Malgré tout, le public applaudit l’aria « Give me some music » et la scène de danse. Il y a même plusieurs rappels à l’issue du premier acte.
L’intérêt de tout ce beau monde va se refroidir considérablement pendant le premier entracte.

Edward Downes, critique de Time, est chargé d’interviewer les personnalités présentes. A vrai dire à part la femme du président, personne ne parle de l’œuvre. On entend successivement William Schuman, alors président de la ligue des compositeurs, se réjouir de ce qu’un « distingué » compositeur américain ouvre la voie. Il souhaite que beaucoup d’autres suivent (Las, William, il faudra attendre presque trente ans avant que le Met ne commande un nouvel opéra américain, Harbisson The great Gatsby et Corigliano Ghosts of Versailles, en 1991), puis en vrac le président de Texaco, les décorateurs de la future Femme sans ombre… Lotte Lehmann parle de ses médailles suédoises, Béni Montrésor de cet habillage « plus que vénitien », Rolf Libermann de Schüller et Kafka, Marc Chagall dit à propos de la fresque dont il a gratifié le Met (il est le décorateur de la prochaine Flûte enchantée) « Ne me demandez pas ce que je pense du mural, je ne sais pas ce que je fais » (le speaker d’ailleurs parle un meilleur français que l’auteur du plafond de Garnier). Martin Hailey, ex-ténor du Met nous apprend que dans La Juive comme dans Antony « le ténor n’est pas l’amoureux mais le père » -c’est un ténor !

Le second acte est aride dans sa première conception : une scène exceptée, seuls les homme y chantent. Des applaudissements saluent les performances des deux barytons. Flagello, dans ses notes profondes de basse est sublime, et acclamé comme il se doit. Les cornistes de l’interlude jouent faux. Ciel, cette pauvre Léontyne est restée enfermée dans la pyramide ! d’où l’affolement des techniciens dont les voix assourdies saturent dans les micros pendant que se déroule la scène minimaliste, voix solos sur timbale et flûte, de la mort d’Eros (il chante faux, mais tellement bien, on croirait un passage du Pierrot Lunaire !). Les applaudissements sont longs mais beaucoup plus tièdes…

La radio tente de remplir le deuxième entracte en interviewant Zeffirelli. Mentant éhontément, il assure que le livret reflète toutes les conceptions de Barber, lequel aura le tort de ne pas venir au micro démentir. Il nous révèle que le secret d’une mise en scène réussie réside dans l’attention qu’on porte à la susceptibilité des chanteurs : il faut leur donner l’impression qu’on les aime pour obtenir ce que l’on veut. « Travailler c’est aimer, et je suis un amoureux frustré ».
Mais c’est quand Rudolph Bing prend la parole qu’on comprend que quelque chose ne va pas au nouveau royaume du Metropolitan : le sémillant manager qui plaisantait avec entrain avant la représentation a maintenant la voix éteinte, il reconnaît qu’on attendait sans doute de lui plus d’enthousiasme, mais l’avalanche des problèmes est telle qu’il avoue ne pas pouvoir feindre plus longtemps : « D’abord, je dois dire que je me sens très fatigué. Rien ne s’est déroulé comme on l’attendait, je ne m’attendais pas à la multitude de problèmes techniques qui se sont accumulés, ni aux défaillances à répétition du matériel… » et quand Downes lui demande ce qui le réjouit le plus dans la nouvelle maison, il répond que c’est d’avoir enfin une fenêtre dans son bureau, car il a passé quinze ans dans l’ancien Met sans voir la lumière du jour…
Et l’entracte se prolonge, interminablement, Milton Cross, après avoir lentement raconté le déroulement de l’acte final, se lance dans une biographie de Barber pendant qu’on attend une communication de Bing qui doit s’adresser au public, on ne sait pas encore à quel sujet. Car, entre le deuxième et le troisième acte les musiciens de l’orchestre se sont mis en grêve (se sont-ils souvenus de ce qui s’est passé quatre ans plus tôt et font-ils payer à Léontyne Price son interventionnisme de l’époque ?) ; il n’est pas sûr qu’on puisse aller au bout. Enfin Bing se présente, il finit par dire : « vous serez aussi heureux que moi d’apprendre que les différends sont réglés ». Le dernier acte peut commencer.

A l’issue de la représentation, on compte tout de même quatorze rappels. Barber vient saluer, il ne dit pas un mot. Le lendemain matin il embarque sur le S.S. Constitution à destination de l’Italie pour des vacances à Bolzano depuis longtemps programmées. Le fait qu’il ait choisi de faire la traversée en bateau indique peut-être qu’il a effectivement cherché à se mettre à l’abri du tumulte. Dans une interview de 1971, il déclare : « En partant, je n’avais pas la moindre idée de l’énormité du désastre. Ce n’est qu’en arrivant à destination, quand j’ai commencé à recevoir les lettres des amis, des lettres de condoléances, pleines de pitié, que j’ai vraiment compris ce qui s’était passé ».
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 13:10

Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Hinds-10
Esther Hinds et Jeffrey Wells à Spoleto

Les révisions

En fait les critiques ne sont pas si mauvaises que ça : la plupart ignorent même complètement la musique, « étranglée par une production chargée, confuse et coûteuse, même pas fichue de fonctionner » (Barber dixit). Dans le New Yorker du 19 septembre 1966, sous la plume de Winthrop Sargeant, on lit :
« Antoine et Cleopâtre n’est pas une franche réussite. Le tempérament sensible et intériorisé de Mr Barber ne paraît pas s’accorder avec un spectacle aux proportions si grandioses… Au niveau dramatique on est proche d’Aïda, avec ses scènes de foules et ses armées en marche, et la musique de Mr Barber ne réussit pas à remplir la pièce avec suffisamment de puissance et d’éloquence. Reste néanmoins des passages agréables… La musique du dernier acte est supérieure au reste de la partition. Les deux premiers actes ne contiennent aucune musique de nature passionnée ou lyrique qui exprime le grand amour qui est censé habiter les deux protagonistes principaux… La plupart du temps la musique est trop complexe et trop touffue. »
Time félicite les chanteurs « au sommet de leur forme » et remarque que « l’orchestration est basée sur des nappes d’atmosphères contrastée d’où surgissent des agglomérats de sons parfois éthérés, ponctués d’assez d’exclamations dissonnantes pour qu’on les étiquette comme contemporaines, le chef Thomas Schippers leur conférant la violence d’un ouragan de force 3. Cependant ce n’est qu’à partir du milieu du deuxième acte et pendant le troisième que la musique elle-même parvient à lutter avec le brillant de la production scénique. Ici seulement l’écriture vocale de Barber se transforme en un véritable opéra. »
La plupart des autres critiques, s’ils reconnaissent que l’œuvre tient la route d’un point de vue dramatique, se sont ennuyé ferme.


Le véritable drame en l’ocurence c’est que le créateur s’est laissé dépassé par les exécutants, il a cédé à la pression sociale, il s’est plié aux exigeances des commanditaires qui ont fini par rejeter sur lui les causes de leur échec et de leur inconséquence.
Laisser faire, c’était le seul moyen de mettre au jour son plus gros effort créatif, son œuvre la plus complexe, celle qu’il sentait instinctivement comme la plus réussie. Vanessa mis à part, aucune partition de Barber ne dépasse les vingt minutes : ses efforts de révision visent toujours à raccourcir, à concentrer, à en dire le moins possible.
Wozzeck excepté, quel opéra majeur du 20ème siècle nous est parvenu dans sa version d’origine ? et même en regardant plus loin, quelle œuvre majeure n’a pas connu de remaniements drastiques ? Idoménée, Don Giovanni, Butterfly, Turandot, le long parcours de Lady Macbeth pour en revenir à la version de base…

Au fond c’est comme si chaque individu disposait d’un stock limité de choses à exprimer ou de moyens d’expressions ; on écrit toujours la même chose : l’œuvre se développpe à partir d’un ensemble de cellules rythmiques ou de tournures mélodiques, d’intervalles de la gamme tempérée, toujours les mêmes, ou dans un enchaînement identique. Poulenc répète indéfiniment les mêmes formules, seule la combinaison change.

Le monde aussi, et les modes ont changé : dans les années 60 on s’extasie devant les éructations de la musique concrète, les conquètes de l’électro-accoustique : il n’y a plus de place pour les formulations sentimentales et romantiques. Les musiques arriérées survivent au Royaume Uni ou en Russie Soviétique. Tant de grandes voix l’ont constaté, qui finissent par se taire.
Barber ne reviendra pas avant longtemps de ses vacances. Pendant trois ans, il demeure reclus dans son chalet des Alpes italiennes, à Santa-Christina. Une grande partie des quinze années d’activité qui lui restent seront consacrées à polir son joyau, à le retravailler tel le peintre balzacien du Chef d’œuvre inconnu, jusqu’à ce qu’il ne reste du grand nu en pied que quelques orteils hyperréalistes derrière les rideaux superposés de l’invention de l’abstraction.

Même en exil en Europe, il faut vivre : on joue moins les anciennes œuvres de Barber, et les offres de commandes qui se sont déjà raréfiées vont encore se réduire à mesure que la légende de l’échec d’Antoine et Cléopâtre se répand dans la presse mondiale. Alors que beaucoup de ses anciens amis l’ont lâché, un homme va défendre avec acharnement la pièce controversée, c’est Francis Goelet : né à Bordeaux, Goelet a fait fortune dans l’immobilier à New York. Il est devenu très tôt par le biais de sa fondation un des principaux mécènes du monde musical. Quand il n’en est pas le président, il fait partie du conseil d’administration de nombreuses institutions, le Metropolitan dès 1955, le New York Philarmonic, l’American composers orchestra et New World Record, un label de disques à but non lucratif destiné à promouvoir les œuvres des compositeurs américains. La fondation Goelet a financé en partie pour le Met la production de Vanessa et celle de 1966. Quelques semaines après la dernière représentation d’Antoine et Cleopâtre, Goelet invite Barber à dîner. Afin que l’œuvre ne sombre pas dans les oubliettes, il offre de fournir les fonds pour permettre de réviser l’opéra dans les mêmes conditions que s’il s’agissait d’une nouvelle partition. Antoine et Cleopâtre est la première œuvre de l’histoire de la musique à avoir été commandée deux fois.

Au début de 1968, Barber reprend les deux arias de Price qui ont été les mieux accueillies par le public et la critique pour en faire un air de concert un peu sur le modèle inventé avec Andromache’s Farewell: l’introduction orchestrale empruntée à la scène du fouet prépare un « Give me some music » qui se développe en un air passionné que le déroulement théâtral venait interrompre trop tôt, il lui ajoute une coda dont la reprise formera la conclusion du second air « Give me my robe », les deux sections étant séparées par l’interlude de la marche funèbre qui n’était qu’esquissée précédemment. Les passages de liaison font penser au petit carillon qui interrompt le dernier air de Boris Godounov. Ces dix-sept minutes de musique démonstratives seront crées le 13 juin lors du festival Inter-américain par Ella Lee, à Columbia, Maryland, sous la direction d’Howard Mitchell, des interprêtes moins prestigieux : heureusement fin juin, c’est Léontyne Price et Schippers qui le gravent pour RCA Victor, laissant l’unique témoignage de studio des interprêtes d’origine.

Barber découpe d’autres morceaux qu’il retravaille pour en faire les deux chœurs extraits du troisième acte. Il songe à introduire dans la partition To be sung on the water qu’il écrit à cette période, mais ce n’est qu’en septembre 1973, avec l’aide de Menotti que le livret connaît sa version définitive. Ils réécoutent les bandes et décident de supprimer le ballet et sa chanson à boire, six rôles secondaires, celui d’Octavia devient muet, celui de César est réduit de moitié, permettant la fusion de deux scènes romaines du premier acte. « Moins de tous ces bavardages de Rotary-Club des romains » résume Barber : « J’ai essayé de donner plus de place aux amants ; en d’autres mot, plus d’Egypte et moins de Rome ». Ils ajoutent au milieu du deuxième acte le duo d’amour qu’on a tant dit manquant, dont le thème s’apparente à celui de l’acte 1, augmenté lui aussi, comme toutes les scènes lyriques. Surtout certaines parties des répliques supprimées sont réaffectées au chœur qui incarne successivement sénateurs et soldats. Les commentateurs prétendent souvent que Barber aurait fait des tailles sombres de près d’une heure. C’est complètement faux, lorsqu’on compare la durée des deux versions , on est surpris de constater qu’elle est absolument identique, 1h55. Il a coupé au grand maximum 25 minutes de musique qu’il a remplacé par des additions de même durée, résserrant le reste de telle façon qu’à un air de César près, on conserve l’impression que tout ce que contenait la version d’origine est toujours présent dans la seconde.
Une chose a complètement disparu, le nom de Zeffirelli, précédemment crédité comme auteur du livret est remplacé par le seul nom de Shakespeare. Selon Menotti, «une partie du problème résidait dans le fait que Zeffirelli ne comprenait pas du tout le charactère de Sam, et qu’il avait rempli le livret de fanfares, et de grandes scènes, etc. Sam a toujours été un compositeur introverti et porté vers l’intimité, et tout ça était complètement étranger à son style ».

Le chœur, déplacé dans son rôle de commentateur, du centre vers les côtés de la scène, encadre l’action, il déroule autour des tableaux successifs un ruban vocal qui éclaire et souligne, parfois comme un second orchestre, les émotions des personnages. Il y avait quelque chose de Puccini, maintenant s’y ajoute quelque chose de Samson et Dahlila (un des opéras que Barber connaissait très bien), transformant l’ensemble en une sorte d’oratorio profane, qui annonce autant The Lovers qu’il rappelle les Prayers of Kierkegaard. Dans la lignée d’Honnegger et à l’égal de Belshazzar’s Feast de Walton, il se place même dans les sommets du genre.
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 13:15

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Catherine Malfitano en Cleopâtre

Postérité d’Antoine et Cleopâtre

La version révisée complète de l’opéra est créés en février 1975 (sur la demande de Peter Mennin, président de la Julliard Scholl, avec une subvention de Goelet encore) par le studio opéra de Julliard, dans une mise en scène de Menotti, sous la direction de James Conlon, avec Esther Hinds dans le rôle-titre. Il y aura quatre représentations, ce sera un succès d’estime comme on dit : le plus affligeant est que les critiques soulignent que les meilleures scènes sont celle des soldats qui entendent des voix, et la musique du final du II, pour timbale et flute, deux scènes qui existaient déjà telles quelles dans la version d’origine et n’ont subi aucun changement,( à part dans le retrait de la guitare électrique et des ondes martenot). S’il existe des bandes de cet événement je n’ai pas encore réussi à mettre la main dessus.
Il existe un document filmé de Price en 1980, pour le centenaire de Julliard, chantant les deux scènes op 40b sous la direction de Jorge Mester.
La seule autre occasion pour l’auteur de juger d’oreille de l’effet de la révision complète est la création européenne au Théâtre des Champs Elysées, un seul concert, celui dont j’ai parlé tout au début et dont Barber entendra l’enregistrement peu avant de mourir.

En 1983, le festival de Spoleto montera Antoine et Cleopâtre dans une version scénique sobre, celle qui permettra l’unique enregistrement officiel (direction Christian Badea, Esther Hinds, Jeffrey Wells) chez New World records. Ce n’est peut-être pas formidable, mais il n’existe aucun autre enregistrement disponible.
Pourtant, en 1991, l’opera de Chicago propose une nouvelle version scénique : le rôle de Cleopâtre est confié à Catherine Malfitano : « Pour moi, il s’agit d’un opéra américain dans la tradition de Puccini et Strauss. En ce qui concerne la musique qui porte l’action, on y trouve des moments extraordinaires qui expriment la ferveur des personnages et des situations. Il y a de grandes scènes pour Cléopâtre –le duo d’amour, la mort d’Antoine, les deux sont pleines d’une musique fantastique et l’écriture vocale est exceptionnelle, comme dans le dernier monologue. Je pense que la production de Chicago était plus en accord avec le côté intimiste de la pièce. Ce n’était pas chargé, sauf d’une certaine prégnance sexuelle. Les costumes se prêtaient à une plus grande liberté de mouvement des personnages, ce qui les rendaient plus convaincants. Ces costumes avaient été fabriqués, à chaud, pendant les répétitions ; nous avons pris des bouts de tissus que nous avons drapés, en improvisant avec une grande créativité. Ce sont des choses plus importantes qu’il n’y parait et qui jouent un rôle dans le succès d’une pièce. Il n’y a pas que la musique et la direction, mais aussi la façon dont les artistes bougent et habitent leur personnage. Je regrette que la diffusion télé ne soit pas disponible en vidéo (Et moi donc, Catherine !) Il le faudrait, c’est une pièce extraordinaire. Tout ceux qui l’ont vue en sont ressortis bouleversés. Je ne trouve pas de mots assez forts pour le dire. Samuel Barber est l’un des plus grands compositeurs américains est son écriture vocale est sans égale. »
On ne peut pas dire que les critiques aient été très émus : on leur offre des sur-titrages permettant de comprendre le texte, ils trouvent qu’il était inutile de rendre le déroulement de l’action encore plus compliqué en leur expliquant à l’aide d’extraits de Plutarque ce qu’ils préfèrent ignorer. On leur condense l’action en deux actes au lieu de 3, (entracte après le duo d’amour du II) ils trouvent qu’il aurait fallu couper l’aria d’Enobarbus du 2 (l’un des meilleurs moments) et revoir le livret : c’est ce qui a été fait justement, un peu maladroitement peut-être, les deux scènes romaines du premier acte (le sénat et le banquet) ayant été pour des raisons de changement de décors sans doute, réduites à une seule. Mais là, c’est la mise en scène qui les dérange, l’extravagance Zeffirellienne ayant été remplacée par le mauvais goût :

« Alors que la partition en appelle à un bruyant banquet romain avec tablées et torches ruisselantes, dans cette version on se passe de dîner. Antoine se tient dans une pièce aux lumières tamisées, au milieu de groupes d’hommes torse nu, assis à terre, qui se caressent les uns les autres. Il est approché par César, qui, sur une tendre mélodie à l’accompagnement délicat, lui offre sa sœur en mariage. Mais la production fait virer la tendresse à la lascivité. Comme il lui fait cette offre, l’empereur romain tripote les cuisses de sa sœur et lui pianote sur la main. Lorsque Antoine approche sa promise pour l’embrasser, Cesar finit par l’honorer à sa place, et Antoine, boudeur, se retire dans un coin pour rêver à Cleopâtre. Cette impersonification de Cesar et ses mignons ne trouve aucune justification dans la partition : c’est une invention qui affaiblit les différences dramatiques que Barber a voulu établir entre le monde publique de Rome… et l’univers insidieux et séduisant de l’Egypte de Cléopatre (où la musique rappelle les brouillards sensuels de Pelleas (sic !). Le livret tiré de la pièce de Shakespeare, oppose désir érotique et responsabilité politique. Mais si la cour romaine devient perversement libertine, alors quel est le sujet de l’opéra ? La mise en scène d’Elijah Moshinsky fait de ce conflit beaucoup de bruit pour rien ».
Edward Rothstein, le brillant critique qui écrit ces lignes parle évidemment par on-dit, il n’a jamais lu les pièces romaines de Shakespeare, Jules César surtout, où les rapports des généraux romains ne sont politiques que par prétexte et sous-entendent en permanence des rapports amoureux, des jalousies et des chamailleries de cour d’école.

Oui, tout le monde chante bien, la direction est discrète à souhait, encore une fois ils se sont ennuyé, ils trouvent ça à peine un peu moins stupide que Les Pêcheurs de Perles.
« Pourquoi, au fait exhumer cette œuvre ? Barber, en condensant et en réécrivant Shakespeare, a rendu ses personnages tout à fait antipathiques. Cleopâtre est une femme jalouse, possessive, lâche dans la bataille, revancharde ailleurs. Antoine est indolent et faible, reprochant à Cleopâtre ses propres manquements, fuyant le mariage avant même de goûter au plat de résistance. La production de Chicago amplifie ces excès. Pourquoi leur destin aurait-il le moindre intérêt quand ils n’en ont eux-même aucun ? » Pourquoi s’intéresser à Polly Peachum et Macky Messer, une voleuse et son maquereau ? à Porgy and Bess, une pute et un cul-de-jatte ?

Le 6 avril 2003 , en plein après midi, à Carnegie Hall, l’American Composer Orchestra (subventionné par la fondation Goelet) donne une version de concert d’Antoine et Cleopâtre avec Carol Vaness sous la direction de Robert Sloane. Il semble d’après les courts extraits qu’on peut en entendre à la radio que ce soit une assez bonne version. Les critiques ne comprennent pas qu’on n’ait pas su choisir entre une version statique et le semblant de mise en scène des scènes d’amour et de mort. Ils sont définitivement sourds et borgnes : margeritas ante porcos ?

Une dernière suggestion alors : ce n’est pas fait pour la scène ? qu’en est-il du second Faust de Goethe, de Peer Gynt d’Ibsen, du Mystère de la charité et de Jeanne d’Arc de Péguy ? Si l’on n’en veut pas en oratorio, Antoine et Cléopâtre me parait idéal en tant que bande son de film : il y faudrait évidemment un grand réalisateur, plus un Lars von Trier qu’un Oliver Stone, n’importe qui à vrai dire, sauf Zeffirelli. Bizet est mort en croyant que Carmen était un four. Un jour Antoine et Cléopâtre sera l’opéra américain le plus joué dans le monde. Il n’est pas interdit de rêver.

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Barber et Christian Badea, chef de la seule version discographique de l'opéra
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MessageSujet: Re: Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966)   Samuel BARBER Antoine et Cleopatre (Price-Schippers-1966) Icon_minitimeMer 7 Mar - 13:21

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Note sur Thomas Schippers

Tom Schippers a traversé ce monde tel un feu-follet. Né en mars 1930 à Portage, Michigan, près de Kalamazoo, où ses parents tenaient un magasin d’articles ménagers, il doit sa vocation au piano qu’il découvrit à quatre ans chez sa grand-mère. Sans doute aurait-il été un virtuose de cet instrument ou de l’orgue (ses deux dominantes au Curtis Institute) si sa route n’avait croisé celle de Menotti. Enfant prodige, sorti du lycée à quatorze ans, diplomé de Julliard à 17, élève en composition d’Hindemith à Yale, il sort second d’un concours de direction d’orchestre à Philadelphie, sans avoir apparemment jamais appris cette discipline. Monté à New York à 18 ans, où il survit en jouant de l’orgue pour 10 dollars la semaine dans une église de Grennwich Village, il fonde une compagnie d’opéra amateur, avant que la soprano Eileen Farrell l’emmène comme accompagnateur dans une tournée sud-américaine. Lors d’une audition, il rencontre Menotti, qui le choisit pour diriger Le Consul à Broadway en 1950, puis Ahmal et Les visiteurs de la nuit, diffusé par la télévision le 24 décembre 1951. Pour diriger The Old Maid and the Thief, il entre au New York City opera la même année, et remplace Tullio Serafin au pied levé en 1953 dans L’heure espagnole, alors qu’il a à peine eu le temps de lire la partition.
A 25 ans, récompensé par un Tony award pour la création de The Saints of Bleeker Street, (il semblerait presque que Menotti n’écrive des opéras que dans l’espoir qu’il les dirige) il devient l’un des chefs réguliers du Met et fait ses débuts à la Scala l’année suivante.

En 1958, Menotti l’emmène à Spoleto en tant que directeur musical. Le Macbeth qu’ils montent avec Visconti sur la place du village, est resté dans l’histoire, comme le Duc d’Albe de Donizetti qu’il recompose en chassant les ajouts posthumes de Salvi, et pour lequel le hasard veut que l’on retrouve, dormant dans un entrepôt, les décors de la production originale.
En septembre 1959, c’est Léonard Bernstein qui l’emmène à Moscou, en tant qu’assistant du New York philarmonique : il y joue Menotti mais aussi la Dance de vengeance de Médée.
1959, c’est l’année de la création de A Hand of Bridge à Spoleto : en dehors de la musique, Thomas Schippers avait une passion pour le bridge, pour lequel il se dit qu’il n’avait que peu de talent.

1963 est, selon Rudolph Bing, la saison du «festival Schippers » au Met (36 représentations dans 4 opéras différents dont la création américaine de The Last Savage). En septembre, il est le premier américain invité à Bayreuth où il dirige « Les Maîtres Chanteurs » : il sera d’ailleurs aussi un chef Wagnérien (la Walkyrie d’Osaka a laissé quelques souvenirs) même s’il est surtout reconnu pour ses enregistrements de Rossini et de Verdi, dont il enregistre avec Léontyne Price à Rome en 64 La Forza del Destino.

Il épouse en 1965 Elaine Lane, riche héritière de Carnegie Steel. Elle mourra en 1973 d’un cancer, l’année où Menotti et Barber se séparent, trois ans après que Schippers ait accepté la place de directeur permanent de l’orchestre de Cincinnati, formation avec laquelle il laisse un important leg symphonique, abordant des compositeurs aussi variés que Falla, Berlioz, Ravel, Moussorgsky, Prokofiev, Mozart, Beethoven, Schubert, Rorem, Proto.

Il meurt lui-même en 1977 d’un cancer du poumon, qu’il a tenté de cacher à ses proches, allant jusqu’à se faire opérer en cachette alors que l’académie Sainte-Cécile de Rome vient de le nommer à sa tête. Sans doute son cœur est-il toujours demeuré en Italie, puisque sur sa demande ses cendres seront déposées en grand pompe par Menotti dans une niche, au milieu du mur jouxtant la cathédrale de Spoleto en 1979.

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