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 In memoriam Boris Tischenko

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MessageSujet: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 22:35

En mémoire du 9 décembre 2010

Dans l’épisode V de Star Wars, l’Empire contre-attaque, au moment de la destruction d’Aldorande, Obi-Wan Kenoby est saisi par un malaise qui lui fait dire : « il vient de se produire une grande perturbation dans la Force, comme si des millions de voix avaient hurlé de terreur et s’étaient tues, soudain réduites au silence. Je sens qu’il est arrivé quelque chose de terrible ».  On trouvera peut-être qu’il y a un certain ridicule à faire référence à ce moment de la sous-culture cinématographique américaine, mais c’est exactement ce que j’ai ressenti en apprenant la mort de Boris Tischenko, un trou de silence, comme si des milliers de voix avaient crié et s’étaient soudain tues. Je ne vois pas comment exprimer autrement la brusque sensation de vide qui s’est emparée de moi comme si l’univers avaient été aspiré par un trou noir, à la manière d’un lavabo qui se vide…

Cette même sensation, il me semble l’avoir vécue il y a longtemps, alors que j’étais très jeune, quand les radios ont annoncé la mort de Chostakovich, sauf qu’à l’époque les radios occidentales savaient qui était Chostakovich et le rôle qu’il avait symboliquement joué comme porte-parole de la majorité silencieuse dans une monde livré deux fois à l’invasion et à la destruction, celle du nazisme, puis celle de la dictature locale. Alors qu’aujourd’hui personne n’a conscience dans les milieux des médias qu’avec Tischenko s’éteignent les derniers feux du souvenir de ses maîtres, Chostakovich et Ustvolskaya, et qu’il ne demeure après lui aucune autre figure historique de la musique soviétique des années 60, à part Rodion Shchedrin, mais Shchedrin a depuis longtemps mis un pied en dehors du grand vaisseau naufragé de l’empire russe, alors que Tischenko continuait, comme en son temps Karamanov, à parler de l’intérieur, en dépit des oppositions et des résistances, des interdictions et de l’ostracisme qui continuaient à frapper, malgré le ralliement théorique du régime politique au libéralisme universel, certaines de ses œuvres, non plus formellement interdites, mais jamais jouées, ni enregistrées telles la 2ème symphonie ou le Requiem sur les poèmes d’Anna Akhmatova. N’est-il pas symbolique qu’on doive l’autre Requiem, le Requiem latin, dernière œuvre créée de Tischenko, qu’il écrivit de fait pour lui-même, non pas à une commande d’état comme il aurait été raisonnable, mais à une initiative privée financée par le roi de Thaïlande en mémoire de sa sœur ?

Comment faire pour lutter contre le silence, plus assourdissant  lorsqu’il recouvre l’œuvre d’un des plus importants musiciens contemporains ? regardé avec condescendance par l’occident parce qu’il ne correspond pas à la vision dominante consensuelle de la modernité, celle que prône l’intellectualisme hérité des modes des années 50 ? Comment ne pas détourner le regard et tenter de faire tendre l’oreille alors que l’ignorance et le désintérêt se sont opportunément substitués à la censure ?

Je remercie ici Richard Letawe et le site Classique-info disque de m’avoir permis de parler régulièrement des créations et des rééditions des œuvres de Tischenko, et notamment du cycle des Dante-symphonies, dernier effort monumental qui a occupé Tischenko pendant la première décennie du 21ème siècle et qui m’a accompagné, comme il semble avoir accompagné l’émergence et l’éclipse du label Northern Flowers, seul éditeur à avoir tenté de promouvoir avec Naxos, précurseur par l’enregistrement de la monumentale septième et dernière symphonie numérotée de Tischenko, l’œuvre de ce géant de la musique contemporaine. Il n’existe pas d’autre projet comparable, à l’exception peut-être de Vers une symphonie fleuve de Wolfgang Rihm et de Number Nine de Morritz Eggert.qui sont encore des « works in progress ». L’histoire maintenant dira ce qui doit en rester : il y eut bien une quarantaine d’années durant lesquelles plus personne ne savait qu’il existait un compositeur du nom de Gustave Mahler, et plus d’un siècle pendant lequel Jean-Sébastien Bach ne fut que l’auteur d’exercices destinées à dégrossir les jeunes virtuoses du clavier.
Pendant vingt ans, j’ai vécu avec la certitude réconfortante qu’il existait dans le même monde que celui dans lequel je vivais un génie capable de me le faire entrevoir sous un jour moins noir que celui du quotidien, et je suis désespéré qu’il me quitte. Seul réconfort, Lui, au moins, je ne l’ai pas raté, comme Aubert Lemeland que je n’ai découvert que quelques semaines avant sa disparition, comme Barber que n’ai pu applaudir que l’espace d’une recréation  alors que le monde musical l’avait enterré vivant quinze ans avant que la maladie l’emporte. Une société Tischenko s’est créée l’année dernière à Paris, et quelques chefs étrangers exerçant en France ont commencé à jouer ses œuvres des années 70. Quoi qu’il advienne, Tischenko reste vivant dans ma mémoire, je l’ai connu aussi intimement que j’ai approché Gavriil Popov et Mozart, et, comme eux, il continue à m’aider à survivre.

Il s'avère hélas qu'aucun des articles originaux n'existent plus, donc voici ce que j'en disais... il y a si longtemps déjà:


Dernière édition par Sud273 le Dim 22 Mar - 2:57, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 22:44

In memoriam Boris Tischenko 47_c-d10

La Sixième de Tischenko a vingt ans

Grâce au label Northern Flowers, encore trop confidentiellement distribué, la 6ème symphonie de Boris Tischenko (né en 1939) connaît enfin une diffusion mondiale, dans la version de la création, par chance excellente, enregistrée en 1989 dans la célèbre Grande salle de la Philarmonie de Léningrad sous la direction de Rozhdestvensky. Issue d’un corpus qui dépasse maintenant la quinzaine, elle est, en dépit de son intitulé, la première œuvre vocale de son auteur accessible au disque . Ses cinq mouvements constituent une sorte de cycle de mélodies avec orchestre dans la descendance des symphonies 13 et 14 de Chostakovich ou de la 6ème de Vainberg. Ceux qui sont familiers des œuvres pré-citées prénètreront facilement dans l’univers sombre et parfois violent de Tischenko sur qui ses maîtres, Ulstvolskaya et Salmanov ont laissé une forte empreinte.

Le livret comprend les textes (en russe et en cyrillique avec traduction anglaise uniquement) : il est fortement recommandé d’essayer de les suivre, tant la musique en illustre certains passages, allant jusqu’à l’harmonie imitative, ce qui est facilité par la constante référence à des énumérations d’instruments et de styles. La courte cellule sur laquelle est basée tout le développement, comme souvent chez Tischenko, est exposée d’emblée, ici un motif descendant de 4 notes ponctué d’un coup de timbale fortissimo, qui dérive des derniers vers du texte d’Anatoly Naiman : « Do si sol fa… que c’est beau d’aimer quelqu’un sur les sanglots de la mélodie ». Les 25 minutes du premier mouvement intitulé Marche sentimentale sont rythmées par le retour du refrain obsessionnel « La marche funèbre » ; y alternent, dans une construction implacable allant toujours crescendo,des épisodes de fanfare et de percussions de plus en plus extravagants, larmes de pleureuses, invités ivres, défilés de soldats fantomatiques, et des évocations de paysages hivernaux sous la neige, balayés par le vent, caractérisés par des moments quasi chambristes où la flûte dialogue avec le xylophone et le triangle : « Nous sommes ceux qui voulaient servir la Beauté quand le Vérité s’est évanouie ». La musique progresse avec une urgence haletante, tous les éléments susceptibles d’apaiser le climat (harpe et cordes) évoluent dans des déformations grotesques qui se brisent dans l’effroi contre des murs dressés comme des forêts de cercueils ou des éclats de banquise . Devant l’exigence de l’écriture vocale (il pourrait s’agir d’un opéra à un seul personnage) la soprano Valentina Yuzvenko éprouve quelques difficultés au-delà de la 16ème minute, ce qui produit quelques raclements de gorges inesthétiques, mais c’est un live, on n’a pas le choix d’espérer une autre version, et l’artiste reste admirable dans la déclamation, avec un registre de graves étonnant. La contralto apparaît dans le lointain pour la soulager, au moment où se lève une aube de verdure et d’azur ; un murmure choral de voix parlées, qui sont celles des musiciens de l’orchestre, prélude à un allégement provisoire de l’atmosphère, des carillons sonnent. Dans la réexposition, l’espoir hypothétique qu’il demeure un Dieu est englouti à son tour, malgré le bref accord d’ut majeur arraché à l’orchestre, dans le rappel cataclysmique du motif initial, « do si sol fa ». Qu’on se rassure, pour vigoureux qu’il soit ; le langage de Tischenko reste presque exclusivement tonal ; comme le soulignait Chostakovich, «Tischenko est anti-dogmatique : il n’est pas « prisonnier » du chromatisme, du diatonisme ou de la dodécaphonie, mais use librement de tous ces moyens en fonction de leur adéquation à chaque partition ». Le long mouvement initial est prévu pour pouvoir être aussi joué seul, comme une symphonie à part entière construite sur une forme sonate élargie à la Mahler, mais ici les visions de la nature n’apportent aucune consolation, le vent glacial souffle en tornade sur le jardin désolé.

Les trois mouvements suivants font alterner les interventions de la soprano et du contralto, Elena Rubin (une voix stupéfiante aux intonations parfois étrangement masculines), d’abord dans une sorte de passacaille pour trombone et cordes monodiques décrivant l’ Echo du passé sur un texte d’Anna Akhmatova, puis dans un semblant de scherzo Je ne suis que ton rêve (texte Marina Tsvetaeva) qui, sous la forme d’un concerto pour timbales et cordes transporte l’auditeur dans un été urbain ; des bouffées de musique s’échappent par une fenêtre ouverte dans la nuit de juin, mais ces visions illusoires ne sont que des ombres et toute prétention à « être » se heurte à l’inexistence. Le 4ème mouvement, à nouveau confié à l’alto met en musique un texte d’Osip Mandelstam qui trace un portrait mortuaire d’André Bely, l’auteur de Petersbourg, symboliste anthroposophiste qui construisait tous ces ouvrages selon des principes musicaux. Ce grand récitatif dramatique, mélangé de danse populaire avec violon obligato s’enchaine à un final débarrassé des tensions damatiques, où les voix des deux solistes s’unissent dans une petite valse en majeur, presque un menuet : l’individu a retrouvé une place, il existe une route De mon propre chef (c’est le titre du cinquième mouvement sur un poème de Levinzon). Et la symphonie s’éteint dans le silence sous la lune verte des nuits blanches de Leningrad dans un message de consolation qui clignote comme les dernières étoiles : « Es-tu encore vivant ? Je suis vivant… Es-tu encore là ? Je suis là… »

Si l’on trouve qu’il y a déjà trop de symphonies de Chostakovich, évidemment ce disque n’est pas à conseiller ; sinon c’est une expérience unique et un voyage émotionnel particulièrement bouleversant dans la musique et la littérature des acteurs du « dégel » post-stalinien. La 6ème symphonie est d’ailleurs dédiée à la mémoire de Mravinsky. Rozhdestvensky n’est peut-être pas insensible à cette référence : il se montre ici sous son meilleur jour, avec la même autorité et la même précision dont il fit preuve pour sa version mémorable de la 2ème symphonie de Shchedrin ou des derniers Langaard. On imagine, faute de pouvoir s’en assurer, que le parallèle avec la 13ème symphonie de Chostakovich –que Mravinsky refusa de diriger- ne s’arrête pas à la seule influence musicale, mais que cette symphonie est le pendant d’une autre œuvre de Tischenko souvent présentée comme majeure, le Requiem (sur le texte éponyme d’Anna Akhmatova) qui valut à son auteur d’être interdit d’exécution pendant 7 ans dans la salle de la philarmonie de Leningrad. Peut-être conviendrait-il plutôt de commencer par The Blockade years chronicle, symphonie dérivée de la musique de film ou par le concerto pour piano et violon, plus immédiatement séduisants, mais ceux qui ne redoutent pas de se plonger avec attention dans cette 6ème symphonie ont toute chance d’en ressortir ébahis.
Au fait, les amateurs de musique soviétique connaissent forcément déjà Tischenko puisque c’est lui qui orchestra le 1er concerto pour violoncelle de Chostakovich, lequel lui rendit la pareille en concevant une version pour grand orchestre du 1er concerto pour violoncelle de son élève.

Boris Tischenko Symphonie n°6 pour soprano, contralto et grand orchestre sur des poèmes d’Anatoly Naiman, Anna Akhmatova, marina Tsvetaeva, Osip Mandelstam et Vladimir Levinzon, opus 105 (1988)
Orchestre symphonique du Ministère de la Culture de l’URSS dir Gennady Rozhdestvensky
Valentina Yuzvenko, soprano Elena Rubin, contralto
Enregistré dans la grande salle de la Philarmonie de Leningrad le 27 avril 1989
1CD Northern Flowers NF/PMA 9947

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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 22:49

In memoriam Boris Tischenko 67-2dd10

Aux sources de la création de Tischenko

Deux des enregistrements republiés ici, quoique rares, sont relativement bien connus des amateurs : ils bénéficient d’une qualité de report jamais égalé précédemment. Le troisième, une musique de documentaire jamais présentée au CD vient compléter un portrait de Boris Tischenko, tel qu’il pouvait apparaître en 1964, à l’âge de 25 ans, frais émoulu de son cycle de perfectionnement au Conservatoire de Léningrad, et peut-être plus radicalement novateur qu’on ne l’a connu depuis.

Le 1er concerto pour violon de Tischenko n’existait jusqu’ici que sur un LP Melodya, couplé avec le concerto de Youri Falik, récemment disparu, interprété par le même Viktor Liberman qui en est le dédicataire. Il occupe dans le catalogue de Tischenko deux numéros, titré opus 29 d’après l’opus 9 , qui témoignent de la révision de 1964, alors que l’original fut écrit dès 1959, quand Tischenko n’en était qu’à sa deuxième année d’études. Comme le 1er concerto pour piano (1), ce concerto qui se plie aux règles du genre (mais à l’envers dans une sorte de triptyque lent-vif-lent) est par sa conception à mi-chemin des deux tendances qui se partagent l’œuvre concertant de son auteur, d’une part concertos de chambre (en général pour deux instruments ou à l’exemple du concerto pour harpe(1) ) et d’autre part symphonie avec instrument obligé (comme c’est le cas du deuxième concerto pour violon opus 84), en général en cinq sections. Le thème principal, romantique, énoncé seul au début du premier mouvement est rapidement interrompu par des explosions de percussions et des tutti abrupts. Le tempo reste très modéré, avec abondance de rythmes dissymétriques. Le deuxième mouvement est un intermezzo très vif soutenu par le bourdonnement d’insectes des cordes de l’orchestre qui se transforme peu à peu en une section de caractère répétitif, à motif « mécaniste » rappelant Mosolov et Deshevov, et incluant des allusions au jazz. Une cadence (avec quelques claquements de wood-block) conduit au finale enchaîné, d’abord calme et beaucoup plus tonal, avant de s’épanouir dans une variation théâtrale qui reste basée sur des déformations du thème initial dont la réexposition préparée par un solo de flûte languide, forme la coda accompagnée par les harmonies magiques du célesta et de la harpe.

Le concerto pour violoncelle et 17 instruments (vents, percussion, harmonium, sans cordes donc), commence pratiquement sans transition par le même procédé de l’exposition du thème principal par l’instrument soliste « a capella ». C’est la première œuvre officielle de compositeur diplômé de Tischenko (composée en 1963) et celle qui fit l’objet du curieux échange avec Chostakovich, lequel confia l’orchestration de son premier concerto pour violoncelle à Tischenko (ce qui fait que beaucoup d’auditeurs sont familiers des procédés d’orchestration de Tischenko sans le savoir) et orchestra lui-même en 1969 dans une version pour grand orchestre -dont il n’existe toujours pas d’enregistrement- ce 1er concerto de Tischenko confié à l’orchestre de chambre comme les Poème et Concerto-monologue de Knipper. Il serait très intéressant d’entendre la version de Chostakovich, car ce concerto est dans son écriture aussi éloigné de sa propre conception de la composition que peuvent l’être les concertos pour cordes de Schumann, qu’il réorchestra également. Cette œuvre, très sombre, couronnée par le prix de composition de Prague, et créée finalement par Rostropovich en 1966(2) ressemble plus à Denisov et à l’avant-garde condamnée par le 6ème Congrès en 1979 : elle révèle davantage l’élève d’Ulstvolskaya que ne le faisait le sage premier concerto pour piano écrit la même année pour l’examen final du conservatoire et marque un renouveau du modernisme soviétique au même titre que, dans les mêmes années, la 1ère symphonie de Boris Tchaïkovsky et la 3ème symphonie de Karayev (3).

La surprise de ce disque est la musique du film documentaire Suzdal (1964) (4), suite d’aphorismes laconiques pour ensemble de chambre (hautbois, violon, 2 clarinettes, basson, cor, trompette, piano, harpe, cloches) faisant intervenir un ténor puis une soprano –a capella-, dans la chanson traditionnelle « prends le voile, mon désamour » que Tischenko reprendra dans son cycle Sad songs. Ces deux parties vocales, qui rappellent les Pribaoutki ou Renard de Stravinsky, sont encadrées par de courtes sections instrumentales ou le chant du Pivert Noir revient en refrain entre les Animaux fantastiques des fresques, la description des Cités antiques et un Crépuscule sur la rivière Nerl. L’atmosphère à la fois médiévale et moderne de ces pièces n’a rien à voir avec ce qu’on attendrait d’une musique de cinéma, à moins de penser aux 14 manières de décrire la pluie d’Hans Eisler.

Le seul défaut de ce disque réside dans l’absence de silence suffisant entre les trois œuvres ; c’est peut-être le couplage idéal pour découvrir Tischenko, sans éprouver l’effet de choc que peuvent produire la 6ème (5) ou la 7ème symphonie. On y découvre dans des reports excellents et par les meilleurs interprètes les caractéristiques de base de son style, sans la puissance cataclysmique de ses compositions de maturité : sans doute la meilleure façon de rendre hommage, à l’occasion des 70 ans de l’auteur, au demi-siècle qui nous sépare des premières notes de l’opus 9.
-------------------------
Boris Tischenko (né en 1939)
Concerto n°1 pour violon et orchestre opus 29 d’après l’opus 9
Viktor Liberman, violon Leningrad Chamber Orchestra direction Edward Serov
Enregistré en 1977
Concerto pour violoncelle et 17 instruments opus 23
Mstislav Rostropovich, violoncelle Membres du Leningrad Philarmonic orchestra
Enregistré en 1966
Bande originale du film Suzdal
Kirov opera chamber orchestra Anatoly Manukhov, tenor Valentina Kozyreva, soprano
Direction Igor Blazkhov
Enregistré en 1967





(1)Sur le 1er concerto pour piano et le concerto pour harpe
http://classiqueinfo-disque.com/spip/spip.php?article542&lang=fr

(2) C’est probablement l’enregistrement de la création du 6 novembre 1966 qu’on entend ici, beaucoup mieux remasterisé que dans le coffret Rostropovich Les années russes licencié à EMI en 1997 par l’interprète lui-même.

(3) http://classiqueinfo-disque.com/spip/spip.php?article612&lang=fr

(4) Suzdal, ville de Russie, proche de Moscou, (26km de Vladimir) ancienne principauté réputée pour ses quarante églises (l’une d’elle illustre la pochette du disque), sa cathédrale de la Nativité, ses nombreux monastères et son Kremlin.

(5) http://classiqueinfo-disque.com/spip/spip.php?article392&lang=fr


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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 22:51

In memoriam Boris Tischenko Nf996310

De la jeunesse à la maturité de Boris Tischenko

Que le (premier) concerto pour piano de Boris Tischenko soit enfin republié et distribué est en soi un événement, même s’il s’agit d’une œuvre de jeunesse et que le son a vieilli. Le concerto pour harpe qui l’accompagne fait date parmi les œuvres du 20ème siècle consacrées à cet instrument et tranche par son extrême originalité :une première approche facile pour ceux qui ne connaissent pas ce compositeur, un document indispensable pour ceux qui l’aiment.

Le concerto pour piano date de 1962, c’est l’œuvre que Tischenko présenta pour l’obtention de son diplôme avant d’entrer en cycle de perfectionnement sous la direction de Chostakovich. Il se plie donc aux canons du genre, trois mouvements de dimensions raisonnables, mais assez librement conçus, dans un langage qui ne s’éloigne pas trop de la tonalité, ou progressivement. L’enregistrement de 1966 sous la direction d’Igor Blazhko, qui créa l’œuvre permet d’entendre aussi pour la première fois le compositeur au piano ; le seul problème réside dans le fait que cet enregistrement, peut-être trop filtré, présente un son étouffé et des basses saturées ; il n’est donc pas recommandable pour ceux qui ne supportent que le son haute-fidélité.
La parenté, jusque dans l’instrumentation, des mesures d’ouverture avec celles de la 5ème symphonie de Prokofiev est flagrante, de même que le procédé de l’ostinato de cordes sur lequel se développe très calmement le premier thème du piano. Cette cellule, qui interrompt plusieurs fois le discours revient à l’identique pour clore le mouvement. L’allegretto qui succède présente un fugato en dialogue avec les bois solistes. Le caractère de ce thème, qui aurait pu être joyeux, reste instable ; les cordes le reprennent dans un registre sombre, avant que le piano ne réénonce, dans un brouillard de timbales en sourdine. Le développement contient par ses syncopes, ses glissandi de cordes solistes, des allusions au jazz qui donnent à la musique un tour décidément années 20, où l’on croirait entendre l’orchestration de Weill alliée à la rigueur de Krenek. Le final enchaîné annonce une veine plus ironique, proche de Chostakovich, à travers les rythmes brisés, les arpèges descendants, les motifs d’accords frappés, la cadence volontairement bancale, le solo de percussions et de trompette, enfin le thème lyrique qui survient tardivement, seul évocateur de l’atmosphère russe dans une partition qui semble éviter soigneusement tout épanchement romantique, toute affirmation sentimentale, et se maintient dans la demi-teinte d’une gaieté contrariée, exercice contrapuntique de haute volée qui dut laisser les examinateurs perplexes, avant la conclusion ironique en forme de danse d’ours forain. On pourrait voir des parentés avec les œuvres de jeunesse de Schnittke, mais aussi avec les premiers concertos pour piano de Blacher.

Si l’on se fait de la harpe l’idée d’un instrument féminin, romantique et charmant, le concerto pour harpe opus 69 est le contre-exemple parfait de ce poncif : il est plutôt dans la ligne du Conte fantastique de Caplet, explorant des atmosphères sombres et terrifiantes bien qu’il demeure dans une retenue chambriste. Ecrit quinze ans après le premier concerto pour piano, à une époque où Tischenko est déjà l’auteur de cinq symphonies, il est caractéristique par sa structure en cinq mouvements des œuvres de maturité du compositeur, et requiert du soliste une maîtrise technique hors du commun, en plus de l’emploi de trois harpes différentes dont deux sont « préparées » dans un accord non conventionnel. Pendant les quatre minutes d’introduction, avant la première intervention fuyante des cordes à l’unisson, on pourrait croire qu’il s’agit d’un trio avec piano et clarinette. Vers 5’44, le cor lance brièvement la phrase obsessionnelle sur laquelle se construira le développement de l’allegro suivant, puis les flûtes fournissent l’embryon du thème lyrique qui habitera l’avant-dernière séquence. La harpe se livre à de curieux effets imitatifs, qui évoquent autant le cymbalum que la guitare électrique, dans un duo avec des martèlements fortissimo de timbale : l’impression générale reste fantomatique, les autres instruments solos se manifestent au travers d’une cadence comme de multiples esprits frappeurs, tels le xylophone, jouant autant de ses lames que du bois, qui initie une danse macabre relancée par un piano percussif puis une marche boiteuse, suggérant une armée de squelettes qui montent à l’assaut et tombent soudain en pièces. Les flutes enchaînent sur l’intermezzo lyrique, une voix de soprano instrumentale se mêle à leur mélopée, créant le même type de surprise et de soulagement qu’on trouve dans la 1ère symphonie, la harpe devient l’accompagnatrice, et redonne le rôle dominant à l’horloge mécanique du xylophone solo.
Le finale commence par une cadence méditative, un lamento de cordes s’anime par vagues, pour se retirer comme la marée, laissant briller sur l’estran quelques gemmes sous un ciel plus clément mais toujours en grisaille.
Cette musique échappe à toute comparaison, son pouvoir d’évocation et d’émotion est supérieur à tout ce qui a pu être écrit pour l’instrument, le seul concerto pour harpe qui s’en approche dans le répertoire du 20ème siècle serait peut-être celui du hollandais Hank Henkemans. L’interprétation de la créatrice et dédicataire de l’œuvre Irina Donskaya-Tischenko est également au-dessus de toute critique, sa virtuosité se révélant proprement inouïe, au sens premier de jamais entendue. Le son est excellent et l’œuvre du niveau du plus récent double concerto pour piano et violon publié par le label Fuga Libera.

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1CD Northern Flowers PMA 9963 67’47
Boris Tischenko (né en 1939)
Piano concerto (1962)
Orchestre philarmonique de Leningrad direction Igor Blazhkov
Boris Tischenko, piano
Enregistré en 1966 par le Studio d’enregistrement de St Petersbourg
Concerto pour harpe et orchestre de chambre (1977)
Orchestre de chambre de Leningrad direction Edward Serov
Irina Donskaya-Tischenko, harpe (Tatiana Tauer, soprano)
Enregistré en 1979 Livret russe et anglais


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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 22:54

In memoriam Boris Tischenko 68-e7d10

Tischenko soliste : l’Himalaya par la face nord

Peut-être est- il ardu de commencer à écouter un compositeur par le biais de ses œuvres les plus intimes, à moins d’avoir un goût prononcé pour l’écriture contemporaine, le violoncelle seul, ou une curiosité pour les dispositifs inédits : on retrouve pourtant dans ces pages peu connues les caractéristiques du style de Boris Tischenko et c’est une occasion quasi unique de se faire une idée de ce à quoi ressemble son vaste corpus de musique de chambre.

Il n’existe pas de version facilement accessible des sonates pour piano de Boris Tischenko(1) : pourtant il est un des rares compositeurs depuis Scriabine à avoir consacré au genre, à dix reprises, des partitions d’ampleur. Les premières sonates ont eu une certaine popularité dans les années 60 quand l’auteur les jouait lui-même en concert. C’est lui qu’on entend dans sa Septième sonate (1982), enregistrée dans un très beau son en 1983, avec le percussionniste Alexander Mikhaylov, car cette œuvre d’une quarantaine de minutes a la particularité de faire intervenir trois jeux de cloches (cups, tubular, et clochettes) qui rythment aux endroits stratégiques les sections, sans former un véritable duo, comme on peut entendre un alto et une flûte dans la 2ème sonate pour piano d’Ives. Plus que le rappel de ces cloches qui marquent la vie russe, comme dans la symphonie chorale de Rachmaninov, le rôle des carillons traduit la perception particulière que se fait Tischenko du piano, utilisé comme un instrument percussif, sans légato, ni mélodie accompagnée ; à la limite la pièce s’adapterait aussi bien au clavecin, le jeu est presque constamment staccato dans un système de monodies superposées qui ignore les syncopes d’une voix à l’autre. Toute liaison relève de la persistance du son dans l’oreille, rien ne dure, tout se reproduit. En résulte le sentiment de pénétrer à l’intérieur de la machine, vers les rouages qui en composent le mécanisme. Contrairement aux sonates 6 et 8, cette œuvre présente une assise tonale très nette, et son développement en fait l’équivalent d’une symphonie, genre majoritaire de la production de Tischenko, mais qui permet aussi par son aspect confidentiel d’envisager des formes d’écriture interdites, comme ce fut le cas des symphonies d’Ustvolskaya.
Comme souvent chez Tischenko, la matière dérive des premières mesures, après le tocsin initial, des intervalles descendants et de l’ostinato en clusters qui posent fortissimo les deux éléments opposés au trompettant thème de marche (la particularité de cette écriture est qu’on en imagine assez immédiatement les implications orchestrales). Tous les modes contrapuntiques connus, renversement, canons à quatre voix, servent à la structure du premier mouvement, traversés de martellando en rythmes contraires qui donnent une illusion de passages improvisés, alors qu’il s’inscrivent entre les bribes des mêmes thèmes disloqués et combinés à l’envi. A première écoute, sans avoir isolé les différents éléments de structure on ressort de l’audition assez ébahi (voire abasourdi), à la fois par la puissance des dynamiques, et même par la force physique du pianiste. Lorsqu’il donne le sentiment de ne plus en pouvoir, les cloches prennent le relais et sonnent la réexposition, puis la transition vers le Lento, formé d’un choral réflexif ponctué par des silences et les répétitions d’une seule note grave. L’animation survient par crescendi successifs, gagnant toute l’étendue des registres jusqu’au sur aigu, avant un récitatif de transition qui réutilise les formules élaborées au début du mouvement précédent, répétées par les cloches tubulaires.
L’élément qui lance le finale enchaîné n’est rien d’autre qu’une petite gavotte, dont l’insignifiance ironique réintègre progressivement les éléments cycliques dispersés dans les sections précédentes, venant sonner en refrain de la façon la plus éhontée entre quelques riffs de jazz. L’épisode suivant de ce rondo est une toccata complexe qui élève la petite mélodie de salon au rang de chant cosmique et universel (on songe au Satyre de Hugo), comme dans certaines symphonies de Mahler le matériel trivial se mue par un jeu de miroirs en abyme en une métaphore de l’infini. Les clochettes reprennent alors le naïf refrain et la symphonie pour piano s’achève avec discrétion, dans un silence poli, comme certaines œuvres de Mozart. Après quelques écoutes, cet objet au premier abord complexe se pare d’une évidence parfaite et d’une transparence enfantine, qui en fait un des grands morceaux monumentaux de la littérature de piano du 20ème siècle, aux côtés de la Passacaille sur DSCH de Stevenson.

La sonate pour instrument à cordes seul est un exercice ingrat, qui semble entraîner irrémédiablement une comparaison avec les suites de Bach, axée sur les effets d’entrelacs de longues mélodies cantabile. C’est le cas de la première sonate écrite en 1960 (2). La base de la 2ème sonate pour violoncelle seul opus 76 (1979) en trois mouvements, n’est pas la mélodie mais comme dans la sonate pour piano et cloches, la combinaison d’un rythme et d’intervalles harmoniques suspendus aux degrés chromatiques d’une gamme modale. Le premier mouvement semble ainsi lutter douloureusement pour parvenir à établir une tonalité qu’il ne trouve que dans le tout dernier accord parfait qui le conclut. Le sombre monologue de l’andante sostenuto s’élève progressivement du registre des basses vers un aigu voilé par les intervalles dissonants. Ce mouvement s’éteint dans un superbe canon en pizzicati. Le finale de nouveau est bâti sur des espaces en quintes, et des rythmes iambiques où se glissent des ostinatos rapides en sextuolets, organisés dans une même structure d’ascension vers l’aigu, que le violoncelliste reprend inlassablement tel Sisyphe poussant son rocher vers les sommets dans un paysage aride, sous l’ombre maigre des arbres morts.

Debussystes s’abstenir, on se trouve à l’inverse d’une esthétique allusive et flottante, dans une franche affirmation des contours et des formes : en revanche les amateurs de Bach, Schönberg, Stockhausen, trouveront sans doute une porte d’entrée dans cette musique colosséenne, jamais impressionniste mais constamment impressionnante
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Boris Tischenko (né en 1939)
Sonate n°2 pour violoncelle seul opus 76
Sonate n°7 pour piano et cloches opus 85
Sergey Roldugin, violoncelle
Alexander Mikhaylov, cloches
Boris Tischenko, piano
1CD Nothern Flowers NF/PMA 9968 AAD 59’00
Enregistré en 1983 (sonate 7) et 1985 par le Studio d’enregistrement de Saint-Petersbourg

(1)On trouve sous label Sunpress un double CD où Vladimir Polyakov joue les sonates 3-4-6-8-9, l’ensemble durant un peu plus de deux heures.

(2)La 1ère sonate pour violoncelle seul opus 18 (en cinq mouvements, dans la lignée des suites de Britten ou Boris Tchaïkovsky) a connu un enregistrement par son dédicataire Valentin Feingin, couplée avec le concerto pour flûte, piano et orchestre de chambre sur un LP Melodya C10 08193-4.
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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 23:04

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Introduction au voyage apocalyptique de Dante et Tischenko

Boris Tischenko a commencé en 1997 l’écriture de son cycle choreosymphonique Béatrice , qui l’a occupé jusqu’en 2005. Il succède dans sa production à un ensemble de 7 symphonies numérotées (auxquelles s’ajoutent d’autres symphonies à programme de vaste dimensions, Symphonie chronique du Blocus, Symphonie française, Pushkin-symphonie). Les trois actes de son ballet Yaroslavna, racontant l’histoire épique de la Russie et dont l’exécution réclame un chœur mixte, constituent une sorte de précédent, les cinq Dante-symphonies qui composent Beatrice formant à leur tour un epitome de la culture occidentale.

Il n’existe guère d’autre projet comparable dans le domaine de la musique instrumentale, à part peut-être les deux œuvres encore en travail que sont Vers une symphonie fleuve de Wolfgang Rihm et Number Nine de Moritz Eggert. Le projet achevé représente dans son intégralité plus de trois heures de musique, faisant appel en plus de l’effectif d’un immense orchestre symphonique à des chanteurs et des chœurs dans la 4ème partie, à des sirènes, divers jeux de cloches, une machine à vent, et des panneaux de verre destinées à être fracassés dans la 3ème symphonie. La dénomination « choreosymphonique » suppose également que certaines parties soient destinées à des danseurs, projet qui ne semble pas avoir encore été mis en œuvre : les enregistrements (dont on a la chance de disposer, contrairement à d’autres œuvres importantes telles les {symphonies 2 et 4} ou le Requiem sur des poèmes d’Akhmatova, toujours interdit d’exécution) sont ceux des créations, souvent éloignées dans le temps, des différentes parties, dans des conditions sonores qui n’excluent pas les bruits du public.

Le « scénario » de Béatrice recourt à d’autres œuvres de Dante que la Divine Comédie et inclut des allusions à la Vita Nova comme aux traités (Il Convivio) et épouse dans sa structure certaines données du symbolisme hermétique et numérologique de la cosmogonie aristotélicienne, reflétant une réflexion sur la nature du temps et de l’expérience théologique. La figure centrale de Béatrice autour de laquelle s’organisent les principes masculins peut être perçue comme une allégorie mystique, le « rêve » de la Vita Nova dans lequel Dante voit Béatrice dans les bras du dieu Amour « manger son cœur » étant replacé au centre du voyage dans l’au-delà que constitue les 99 chants de la Comédie.

La première Dante symphonie, la plus courte du cycle (une trentaine de minutes) sert de prologue ou plutôt de gigantesque ouverture à l’ensemble. Sous-titrée « Parmi les vivants », elle expose les circonstances biographique qui conduisent à l’union et à la séparation de Dante et Béatrice, racontant leur rencontre à l’âge de 9 ans, puis à l’âge adulte, la mort de Béatrice, et le bannissement de Dante de Florence, événements qui sont à la source du voyage dans l’autre monde. L’œuvre se décompose en trois vagues : « enfance », « jeunesse », « l’âge adulte » qui développent les thème musicaux associés aux personnages et basés sur les translittération de leur nom (DAE, ré la mi pour Dante). La symphonie commence dans la tonalité de mi, troisième gamme majeure, E dans le système anglo-saxon qui est aussi un 3 inversé et la racine carrée du 9 qui structure l’ensemble (se rattachant à la symbolique trinitaire du Tres in Unum).
Qu’on se rassure, ces éléments de « cuisine interne » qui envahissent progressivement les rythmiques et les formes ne sont pas directement perceptibles à l’écoute et l’on a la sensation d’une musique tonale –beaucoup plus modale que tonale en réalité, d’où l’atmosphère passéiste qui permet de plonger dans l’évocation d’une Italie médiévale sous la forme d’une suite de danses- ; l’atmosphère rafraîchissante de « jeu d’enfant » rappelle à la fois Tchaïkovsky et Berlioz ({Roméo et Juliette}).
Il n’est pas jusqu’à l’influence de Khachaturian qu’on ne retrouve dans certains passages de dialogue entre clarinette, cor et cordes (intermezzo de Gayaneh). Au centre de la symphonie se trouvent une succession de duos de musique de chambre conduisant à une bataille entre cuivres et percussions où les thèmes sont remodelés dans un déguisement quasi sériel (décalquant l’ordre des bémols si-mi-la-ré-sol-do-fa, proches du motif de Béatrice). La fanfare initiale est reprise par un seul piccolo, alternant avec des unissons des trombones. Les cordes graves concluent, seules, dans une atmosphère de déploration.

La symphonie n°2 porte le titre qui correspond à la partie finale de l’inscription sur la Porte de l’Enfer : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir ». Elle est formée de deux parties dissymétriques correspondant aux trois premiers cercles (25 minutes) et aux cercles 4 à 6 (15 minutes). Le début, confié aux tubas et contrebasses présente un portrait de Dante « au milieu de sa vie » perdu dans la forêt obscure. Les pizzicati de l’abandon qui concluaient le volet précédent reviennent aux cordes dans un registre plus aigu.
La Porte de l’Enfer s’ouvre dans des roulements de timbales, on entend les plaintes hululantes des damnés (les musiciens de l’orchestre joignent leurs voix aux cris instrumentaux) et les nuées d’insectes qui les torturent. Une section de percussions solistes (timbale, xylophone) traduit le voyage sur l’Achéron et l’approche du 1er cercle. Le vent balaie les luxurieux du deuxième cercle, Francesca da Rimini, dans une romance où alterne hautbois solo, harpe et cordes lyriques, raconte sa fameuse histoire. Le mouvement culmine dans la prophétie de Ciacco (cuivres ironiques ponctuées de coups de grosse caisse) qui prévient Dante qu’il ne trouvera jamais paix et justice dans sa patrie. Le mouvement se referme par une sorte de toccata pour cordes où reviennent les rythmes guerriers de la dernière section de la première symphonie.
La deuxième partie commence par une marche bancale évoquant le passage par le cercle des avares et des prodigues, (miaulements d’altos, gémissements des musiciens) des coléreux et des mélancoliques (qui se mordent et agonisent sous la boue) en direction de la cité infernale (Dis ou Dité) gardée par des centaines de démons, les furies et Méduse. Après l’intervention d’un ange qui leur fait ouvrir les portes, Dante et Virgile pénètrent dans la cité pour découvrir un paysage de désolation où sont alignés les tombeaux ouverts des hérétiques et dont les composantes orchestrales (clarinette basses, frémissements de cordes) rappellent les champs de bataille couverts de cadavres de la 4ème symphonie de Miaskovsky.

Tout en suivant un synopsis narratif, Tischenko parvient à manipuler le matériel musical pour bâtir des formes qui tiennent même quand on leur enlève leur prétexte, se font écho d’un mouvement à l’autre, et d’une symphonie à l’autre. D’une façon plus prosaïque et profane, il n’est pas exclu qu’il s’inspire du déroulement des dernières symphonies de Karamanov. Les conclusions des deux premières symphonies se referment en arche, laissant planer un suspense dramatique qui ménage un retour au réel après les visions hallucinatoires apparues en leur centre.
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Boris Ivanovich Tischenko (né en 1939)
Dante-symphonie n°1
Yuri Kochnev, direction, enregistré le 20 mars 1998
Dante-symphonie n°2 (Enfer cercles 1-6)
Nikolai Alexeev, direction, enregistré le 8 mai 2001
Orchestre Philharmonique de Saint-Peterbourg
1CD Northern Flowers NF/PMA 9961 68’04




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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 23:10

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Le puzzle dantesque de Tischenko

Voici qu’à l’occasion de ses 70 ans nous est révélé, cinq ans après sa création –et dans l’unique version d’époque- le quatrième volet du monumental cycle choreosymphonique de Boris Tischenko, Beatrice, la Dante-symphonie n°4 Purgatoire, fresque d’environ 50 minutes, avec chœurs, qui nous amène au seuil des portes du Paradis.

Avec Shchedrin et Slonimsky, Tischenko est le plus important compositeur survivant de l’ère soviétique, et celui dont le style se rapproche le plus de son professeur, Chostakovich. Après avoir produit une dizaine de symphonies traditionnelles, Tischenko a entrepris en 1997 la rédaction d’un projet auquel il songeait depuis une trentaine d’année, le cycle Beatrice, inspiré à la fois de la Divine Comédie et de la biographie de Dante telle qu’évoquée à travers la Vita Nova et l’iconographie romantique qui lui est associée. Après une première symphonie introductive qui évoque les rencontres de Dante et Béatrice, de l’enfance à l’age adulte, la mort de la belle, et le bannissement de Dante de sa cité natale, Tischenko poursuit le récit du périple du poète dans l’autre monde, le quatrième volet traversant l’Ante-purgatorio, les sept cercles du Purgatoire et s’achevant sur une vision au loin du Paradis terrestre.
Il n’est peut-être pas facile d’entrer de plain-pied dans le long canevas de ces prérégrinations : c’est un peu comme si l’on voulait pénétrer dans le Ring par le deuxième acte de Siegfried. De nombreux leitmotive sont déjà en jeux, plusieurs thèmes depuis longtemps forgés à partir des noms des personnages (Chostakovich, comme Berg ou Koechlin, pratiquait cette forme de lettrisme de façon plus ou moins cachée, et pas seulement avec son monogramme). Leitmotive, car ces thèmes ont connu des mutations, se combinant en de nouvelles unités signifiantes, auxquelles s’ajoutent des jeux de figurations numériques symboliques basés sur des formes ternaires (3 et son carré, son renversement formant le E des tonalités de mi), la symbolique trinitaire des armatures, ainsi que tout un ensemble d’effets, de timbres et de rythmiques récurrentes traduisant des symétries narratives.

Bien sûr cette partie centrale fonctionne aussi indépendamment, et apporte dès les premières mesures des éléments nouveaux dans le cycle, la présence du chœur et de la contralto soliste, qui rappellent à la fois la symphonie Roméo et Juliette de Berlioz –et c’est d’ailleurs ici que réapparaît la figure de Béatrice, entrevue uniquement dans le prologue- et le grand ballet de Tischenko, Yaroslavna, caractérisé également par l’insertion tardive de parties chorales venues renforcer la narration. Les chœurs d’anges et de pêcheurs encadrent la dramaturgie avec des bribes d’hymnes et de psaumes latins, à mesure que Dante gravit les terrasses de la montagne du Purgatoire. Les trois mouvements se répondent par l’évocation de trois figures de femmes ambiguës, potentiellement dangereuses ou salvatrices, apparues dans trois rêves qui contrastent avec les sections effrayantes empruntées aux descriptions des damnés dans les deux symphonies précédentes, et superposent différentes natures de temps, historique, mystique, rêvé, tandis que les anges effacent un à un du front du poète les sept P qui représentent les péchés capitaux. Au centre du deuxième mouvement s’élève, en russe cette fois, le chant de la « femme effrayante » qui se proclame « douce sirène » et introduit la vision terrifiante du cercle des avaricieux. La terre tremble en glissandi de trombones, comme à chaque fois qu’une âme sauvée franchit les portes du paradis, et le Gloria in excelsis des anges s’unit à des déformations du requiem grégorien.
Il se passe donc beaucoup de choses dans ce mouvement central, et qui n’a pas la référence à la Divine comédie ou aux parties musicales antérieures pourra trouver dans cet ensemble un collage un peu rhapsodique, malgré la très forte impression de la section finale du franchissement du cercle de feu où le déchaînement orchestral atteint un paroxysme étayé de sirènes hurlantes.
Le troisième mouvement s’ouvre sur le chant de Matelda, qui prélude à la reprise purement orchestrale d’une fugue sur un thème constitué de répétitions de ré bémol (D, les 515 de la Procession Mystique préparant l’arrivée de l’idée de Dieu), cortège qui culmine dans un apogée solennel et grotesque (une sorte d’Invasion Divine si l’on veut tracer un parallèle avec la 7ème de Chostakovich). A ce moment paroxystique survient à la flûte solo le thème de Béatrice énoncé dès le prologue (1ère Dante-symphonie) mais abaissé d’un demi-ton, de mi à mi bémol (triple armature de l’amour divin). Dante et Béatrice réunis s’engagent sur la voix du Paradis, et leurs thèmes enlacés dérivent vers une dernière modulation en La Majeur (armature à 3 dièses), avec un timide pas de danse que rythme la harpe et des flots apaisés de cordes célestes.

Les Dante-symphonies 1 à 4, si tant est qu’on parvienne à les réunir (l’ensemble représentant deux heures trente de musique) n’existent que dans l’enregistrement public de leur création, l’inconvénient étant non seulement qu’il faut faire abstraction des quintes de toux du public –effet facilement obtenu après le premier tutti tant le déroulement est passionnant- mais que les chefs sont à chaque fois différents, et pas toujours d’égale valeur. Du point de vue de l’interprétation, Rozhdestvensky pour la Troisième est inégalé, il est le seul à y apporter la précision et la vigueur désespérée nécessaire, à savoir faire crier ses musiciens et briser en rythme les plaques de verre (qui font partie des effets percussifs de la Troisième Dante-symphonie). Vladimir Verbitsky qui était un chef exceptionnel dans les symphonies et les concertos de Mikhaïl Nosyrev, il y a une quinzaine d’années, n’est peut-être pas aussi parfait qu’on pourrait le souhaiter dans cette Quatrième symphonie, comme s’il avait manqué quelques répétitions pour soigner les transitions et unifier cette arche à triple voute qui manque par endroit d’une ligne directrice claire. Mais on n’a pas le choix. Il est déjà inespéré de posséder la suite du cycle, comme un feuilleton dont on attend avec impatience et envie chaque nouvel épisode. La Cinquième et dernière Dante-symphonie aurait été achevée en 2005, on ne sait pas si elle a été créée et si l’on peut espérer connaître l’enregistrement de la conclusion de cette partition-fleuve avant que le ciel nous tombe sur la tête.
Pourtant Tischenko a atteint une simplicité dans le maniement du langage tonal qui le rend accessible à tous, son sens de la dramaturgie fait qu’il semblera familier à tout amateur de musique de film comme d’opéra post-romantique. Le voyage qu’il propose est unique, il a l’ampleur du roman russe, de Pasternak ou Dostoïevsky, alliée à la saveur primitive de la tragédie antique.

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Boris Tischenko (né en 1939)
Beatrice, cycle choreosymphonique
Dante-symphonie n°4 (Le Purgatoire)
Orchestre philarmonique de Saint-Pétersbourg
Chœur de chambre des jeunes de Saint-Pétersbourg
Direction Vladimir Verbitsky
1CD Northern Flowers NF/PMA 9969
Enregistré dans la Grande Salle de la Philarmonie de Saint-Pétersbourg le 27 mars 2004 (création)


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MessageSujet: Re: In memoriam Boris Tischenko   In memoriam Boris Tischenko Icon_minitimeLun 13 Déc - 23:20

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L’achèvement de la Divine Symphonie

Enregistré en direct lors d’un concert donné le 21 février 2009 à la Philharmonie de Saint-Petersbourg, ce disque vient mettre un terme au cycle choreosymphonique de Boris Tischenko Beatrice en apportant les deux pièces manquantes de l’édifice, les Dante-Symphonies n°3 et 5, la dernière, basée sur le Paradis de la Divine Comédie, révélant 33 minutes de musique inédite. Ceux qui auraient manqué les épisodes précédents pourront sans peine entrer dans le moment le plus stupéfiant du cycle (et son probable sommet), le finale de l’Enfer.

La Dante-Symphonie n°3 était apparue au disque, avant toutes les autres, dans la version de sa création du 3 juin 2002 par l’Orchestre Symphonique de Moscou sous la direction magistrale de Rozhdestvensky (1). On ne se plaindra pas d’en avoir un nouvel enregistrement même si, se fondant peut-être mieux dans la continuité, il est moins spectaculaire que le précédent. D’une durée d’environ quarante minutes, cette illustration des trois derniers cercles de l’Enfer, où Dante règle ses comptes avec ses ennemis et accumule les visions des plus horribles tourments (« de tels objets que n’importe quel œil se fermerait ») est sans doute la partie la plus inventive et la plus riche en événements, à mesure qu’on progresse à travers les trois girons des violents, les 10 fosses du 8ème cercle, vers l’étang gelé de Cocyte dans lequel Lucifer tricéphale demeure emprisonné jusqu’à la taille, agitant l’air glacé par le battement de ses trois paires d’ailes.

Les derniers cercles de l’Enfer sont peuplés entre autres d’êtres mythologiques : la symphonie est placée sous le signe du minotaure, qui mugit en beuglements de trombones à l’introduction. Les centaures pourvus d’arcs gardent les violents immergés dans le fleuve de sang Phlegeton. Au vaste fugato d’entrée succèdent les torrents de larmes dont naissent les rivières de l’enfer, se précipitant vers le gouffre d’où surgit Geryon sur le dos duquel Virgile et Dante, pris dans le vent tourbillonnant descendent vers le 8ème cercle. Sur des broderies de cordes s’élève aux tubas une mélodie brisée par l’intervention de la machine à vent et de l’harmonium. Le deuxième mouvement commence, rythmé par une alternance de coups de fouets, de motifs de timbales et de cris de démons (les musiciens de l’orchestre). La trompette de ce scherzo annonce une section descriptive de combat confiée aux percussions seules. Parmi les mauvais conseillers Ulysse raconte son dernier voyage et le naufrage qui l’emporta avec ses compagnons aux portes du Purgatoire. Le développement claironne la reprise du fugato du premier mouvement. Une section plus orientale avec « marche turque » décrit la rencontre avec les scandaleux et les semeurs de schisme : la musique enfle à nouveau en un tutti d’une violence fulgurante où la thématique musicale est présentée à coup de hache et qui traduit la descente à travers le puits des géants vers le lac de verre, que caractérisent des harmonies comparables à celles du palais d’hiver de la 11ème de Chostakovich (le Virgile de Tischenko?), sur lesquelles s’élèvent des solos de tuba-basse. Glockenspiel, cloches et marimba contrastent avec les deux ruptures successives d’une plaque de verre : est-ce par hasard que dans ce puits de l’Enfer la musique ressemble à la bataille sur la glace d’Alexandre Newsky ou Tischenko transpose-t-il les rencontres de Dante avec ses maîtres et professeurs en établissant un résumé de la musique soviétique ? La rupture du troisième panneau de verre ouvre sur la vision finale de Lucifer-Dité mâchant éternellement les traîtres. Enfin, s’accrochant aux poils des jambes du démon, Dante et Virgile parviennent à passer sur l’autre hémisphère et aperçoivent les étoiles.

La 5ème Dante-Symphonie elle aussi en trois mouvements, traduit l’ascension vers l’au-delà du 9ème Ciel. Cette section de la {Divine Comédie} qui tente d’imiter la structure de l’univers visible et d’expliquer la nature du temps est celle qui a suscité le moins d’interprétations graphiques ou musicales : elle est d’ailleurs la moins facile à comprendre dans le texte original, en raison de son symbolisme mystique peu orthodoxe : la légende veut que Dante, sentant venir sa fin en dissimulât le manuscrit dans une cache à l’intérieur du mur de sa chambre. Selon Tischenko « Le Paradis de Dante n’est pas moins triste que le Purgatoire, et pas moins effrayant que l’Enfer. La raison en est l’inévitable, et cette fois définitive séparation d’avec Béatrice, dans l’approche de la Divinité cosmique, inconcevable et indéchiffrable, et le fait que Dante ne peut oublier les outrages terrestres ». La vision qu’il reçoit est limitée par l’œil humain, qui ne peut voir l’inconnaissable ; il ne faut pas s’attendre à une musique des sphères éthérée mais plutôt à une sorte de gradation dans l’effroi qui aboutit à une mise à plat de l’harmonie où mineur et majeur se rejoignent. Les procédés attendus sont déjouées : pas de complexe double fugue ni d’accord d’ut majeur figurant la lumière extirpée du chaos. Au contraire, faisant référence à son expérience personnelle, Tischenko représente le passage du 7ème au 8ème Ciel, comme dans le final de sa 8ème sonate pour piano et cloches, par une gavotte.

Dans le mouvement ascensionnel vers l’Empyrée culmine une phase de symétrie descendante, puisque le sommet du cycle a déjà été atteint à la fin du 3ème volet, lorsque Dante parvient au point géographique métaphoriquement le plus bas, où se confondent nadir et zénith. Il en résulte, musicalement, la sensation d’un déchirement permanent le long d’une échelle de Jacob dont la base se dérobe à mesure qu’on la gravit. Une première écoute ne saurait rendre compte de tout, surtout si l’on fait l’impasse sur le matériel thématique nouveau apparu dans la symphonie précédente (la 4ème, Purgatoire) notamment celui de la procession mystique du Paradis Terrestre dont dérive le deuxième mouvement (les sphères du Soleil, de Mars et de Jupiter abritant les 24 sages dont la réunion émet le cliquetis du temps universel, horloge évoquée par un innocent mécanisme de boîte à musique). Après une marche ironique encadrée de trilles de trombones, on trouve à la fin de ce deuxième mouvement un nouveau point focal particulièrement saisissant (l’ombre de Jupiter obscurcit le ciel, formant la figure de l’aigle romain) un immense cluster qui gagne peu à peu tout l’orchestre, avant de se dissoudre dans un unisson de Ré. On ne sort du silence qui suit que par une nouvelle technique de jeu plus ou moins aléatoire, une accumulation de piétinements qui prélude à un déchaînement de batterie rappelant l’interlude pour percussions seules dans la scène de la cathédrale du Nez de Chostakovich. Les instrumentistes poussent un nouveau cri d’horreur et le Ciel des Etoiles Fixes se révèle. Le thème de l’horloge universelle s’élargit en carillon à l’accession au Primo Mobile (9ème Ciel). Autour du coeur lumineux qui symbolise Dieu et son triple rayonnement d’arcs-en-ciel concentriques, les âmes des croyants forment les pétales de la rose mystique dans laquelle Béatrice s’envole et se dissout. Son thème initial (mi majeur à la flûte) disparaît dans les vagues des violoncelles : « L’orchestre joue les 24 tierces majeures et mineures de l’harmonie chromatique. La symphonie s’achève dans la clé de Ré bémol majeur (D-e[u]s), celle de l’Amour » – « moteur du soleil et des autres étoiles », comme le proclame le derniers vers de Dante.

Lorsqu’on écoute dans la foulée l’ensemble de cette symphonie géante (conforme aux structures en 5 mouvements qu’affectionne Tischenko) on est frappé, malgré la multiplicité des moyens utilisés, par la simplicité et l’accessibilité de la musique qui se situe dans la double descendance de Liszt pour le point de vue narratif et de Mahler dans la conception d’une symphonie-univers, tentant de rendre compte de la totalité d’un monde, et ce dans le respect (et même l’exégèse) du prétexte sur lequel elle s’appuie : il y aurait un parallèle à faire entre le désir médiéval de résumer l’histoire du monde, de la philosophie, de la religion en les traduisant dans la langue contemporaine (le toscan au lieu du latin pour Dante), en s’affranchissant des « progrès » de l’illusion pour représenter –à plat et dans une perspective multifocale- la totalité du visible ou de l’audible. Incarnant l’ambition fondamentale de toute forme de création (la fabrication d’un objet d’art total qui modélise métaphoriquement le monde), cette épopée met peut-être un point final aux tendances incarnées tout au long du 20ème siècle par la musique russe, puis soviétique, l’expression du drame de l’existence sous forme de « tragédie optimiste » mélangée du double fond d’un périple mystique tel que Scriabine, Obouhov ou Wychnegradsky purent en avoir l’intuition.

Le miracle de l’art de Tischenko, c’est que là où d’autres ont employé toute une vie à tenter de venir à bout du projet, il a, lui, réussi, au moins par trois fois, à le conduire à son terme.

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Boris Ivanovich Tischenko (né en 1939)
Dante-symphonie n°3 Inferno (cercles 7-9)
Dante-symphonie n°5 Paradis
Orchestre Philharmonique de Saint-Petersbourg
Direction Nikolai Alexeev
Enregistré en concert dans le Grand hall de la Philharmonie le 21 février 2009
1CD Northern Flowers NF/PMA 9974 73’21

(1) enregistrement publié par Fuga Libera FUG 702, couplé avec le concerto pour violon, piano et cordes


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